OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 The Wire ou le désastre des chiffres http://owni.fr/2010/09/14/the-wire-ou-le-desastre-des-chiffres/ http://owni.fr/2010/09/14/the-wire-ou-le-desastre-des-chiffres/#comments Tue, 14 Sep 2010 07:03:30 +0000 Guillaume Vergne (skholè) http://owni.fr/?p=27558

“Non seulement les chiffres nous gouvernent, mais encore ils montrent comment le monde est gouverné.”(Goethe)

Nous voudrions ici proposer une analyse de la saison 4 de la série The Wire. Série « policière », The Wire s’intéresse cependant à tous les aspects de la réalité sociale de la ville de Baltimore. Dans la saison 4, l’accent est plus particulièrement mis sur la question de l’éducation, dont elle dresse un tableau sans concessions, et effrayant.

The Wire est une série produite et diffusée par la chaîne HBO entre 2002 et 2008. Considérée par beaucoup comme une des meilleures jamais réalisées, elle retrace le fonctionnement quotidien de la police de Baltimore. Elle s’intéresse plus particulièrement au travail d’une équipe spécialisée dans les enquêtes en profondeur, basées principalement sur un travail de renseignement et d’écoutes, utilisant le wire, qui signifie le câble et par extension le mouchard ou la mise sur écoute (« to be on the wire »), qui donne son nom à la série. Mais ce qui distingue The Wire d’autres séries strictement « policières », c’est son ton, décrit comme « réaliste ». Certes, cet aspect du récit n’est pas négligé, et les intrigues sont d’une complexité et d’une finesse qui raviront les amateurs du genre, mais celles-ci ne se contentent plus de démêler l’écheveau des preuves et des indices. Elles inscrivent les enquêtes dans les relations de pouvoir et le contexte administratif, politique et social dans lesquels elles sont imbriquées.

L’obsession de la « rentabilité » médiatique à court terme

D’où l’intérêt particulier porté à la « major crime unit », cette équipe d’enquêteurs d’élite qui se consacre aux « big cases », aux grosses affaires. D’une part car les ramifications de celles-ci impliquent des personnalités importantes de Baltimore, et ne sont donc pas sans conséquences politiques. D’autre part, parce que ces enquêtes demandent et mobilisent des moyens importants pour un résultat non immédiat. Le tempo de cette unité, son « agenda » s’opposent donc directement à ceux du commandement policier et de la municipalité, tous deux obsédés par la « rentabilité » médiatique à court terme et exigeant des résultats immédiats. Cela est certes dû pour une part aux luttes pour le pouvoir et la sauvegarde de sa position : le chef de la police veut voir ses affaires résolues pour conserver son poste et se faire bien voir du maire (qui l’a nommé et qui peut donc tout autant le limoger), qui lui-même veut pouvoir annoncer en fanfare une baisse de la criminalité pour pouvoir assurer sa (ré)-élection. Ces exigences se répercutent en cascade jusqu’en bas de la « chain of command », la « chaîne de commandement », la « hiérarchie ». Le politique veut de bons chiffres comme argument électoral, ce qui induit pour la police une évaluation en ces termes, et les « chiffres » deviennent une fin en soi, déconnectés de ce qu’ils sont censés mesurer. À et par chaque étape, la responsabilité est diluée.

L’expression « chain of command » revient sans cesse dans la bouche des protagonistes, ce qui montre bien que les orientations prises ne sont pas le seul fait de la veulerie de certains individus, mais sont la conséquence d’un système. Quelque chose ne va pas, mais personne n’est véritablement responsable, et l’on trouve de temps en temps un bouc émissaire – sort que chacun redoute -, mais une fois celui-ci sacrifié, rien n’a vraiment changé. Ainsi voit-on bien souvent, non sans amertume, les enquêteurs de la « major crime unit » se débattre contre les obstacles que l’administration judiciaire et le jeu politique, obéissant chacun à leur logique propre, souvent contradictoire, dressent devant eux. L’existence même de la « major crime unit » dépend des objectifs et des exigences que la municipalité fixe, et de l’interprétation et de la gêne qu’y trouve l’administration policière, en fonction de ses propres buts. La moindre de ses difficultés n’étant pas l’obsession des « chiffres » du commandement policier : on ne parle que « taux d’élucidation » des homicides, engendrant ainsi une vision à court terme qui empêche tout travail de fond.

Ce montage d’extraits de la saison 4 illustre l’absurdité de ce pilotage exclusivement statistique. On y suit le maire nouvellement élu, Thomas J. Carcetti, dans une série de visite à la police de Baltimore. Il faut rappeler que Carcetti s’est fait élire en axant sa campagne sur la sécurité, ne manquant pas de pointer les échecs du candidat sortant sur ce sujet. Atterré par ce qu’il constate sur le terrain, il affirme vouloir en finir avec le « numbers game », et promouvoir un travail de fond. Et effectivement, le « numbers game » est ce qui semble corrompre le fonctionnement de la police : on ne pense plus qu’en termes de chiffres, de statistiques, au point que pour les gonfler, on n’hésite pas à provoquer des délits, à privilégier les « petites » affaires, résolues immédiatement, au détriment de la lutte contre le crime organisé.

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Extrait 1 : L’obsession policière des chiffres

Ces engagements ne seront cependant pas si faciles à tenir. Tout d’abord parce que les mentalités, et celles de la police et celles de la population, ne vont pas se révolutionner du jour au lendemain. À l’instar de Mac Nulty dans l’extrait, dans un autre passage, un des hauts gradés de la police fait remarquer qu’une bonne partie des policiers « love stats » – adorent les stats. Mais ce qui va vite faire déchanter Carcetti, c’est surtout la fameuse « réalité », à laquelle The Wire semble coller, d’une ville, Baltimore, ville sinistrée, où le chômage atteint 50 % et touche plus particulièrement la population noire, qui constitue 70 % de la population, et où la criminalité atteint des records. Ce qui implique, surtout dans un pays décentralisé comme les États-Unis, bien peu de moyens pour faire face à ces enjeux. Baltimore va vite devenir le cauchemar de Thomas Carcetti. Avant tout parce que Baltimore semble être un cauchemar en soi dans lequel la seule perspective pour beaucoup ne semble être que le trafic de drogues.

Le même « numbers game » à l’œuvre pour la police et pour l’école

Ce qui va rattraper Carcetti, c’est la question de l’éducation. Carcetti ne pourra pas honorer ses promesses en matière de sécurité, car son budget est lourdement grevé par un déficit énorme du système scolaire, accumulé sur plusieurs années et laissé par son prédécesseur. Du coup, il pare au plus pressé, essayant de colmater bien symptomatiquement les graves carences et du système éducatif et de la police. C’est par ce biais institutionnel qu’est traité le thème central de la saison 4 de The Wire : l’éducation.

Et autant dire que l’on ne sort pas vraiment revigoré du tableau que The Wire dresse du système scolaire de Baltimore… Certes la série se situe dans un contexte bien particulier : une des villes les plus sinistrées des États-Unis. Qui plus est, le lycée dont nous suivons les élèves ne semble pas recruter parmi les populations les plus favorisées. Il compte beaucoup de « corner kids », de gamins des rues, c’est-à-dire gravitant dans le milieu de la drogue, lui servant de petite main et baignant dans ses valeurs.  La saison 4 s’intéresse ainsi particulièrement à une classe expérimentale s’adressant à ces « corner kids », révélant en filigrane les enjeux idéologiques de la politique scolaire.

Mais cette situation n’est extrême que quantitativement. Elle n’est pas une pure exception ; au contraire, elle nous dévoile de façon exacerbée les orientations mises en place dans la plupart des systèmes scolaires occidentaux. Certes la question des moyens est capitale, et leur répartition affiche clairement les priorités. Mais le plus affligeant dans la saison 4 de The Wire, c’est de voir que la même logique, le même « numbers game », sont à l’œuvre pour la police et pour l’école, et qu’ils engendrent les mêmes effets désastreux et dévastateurs. L’école et la police ont une commune obsession : les statistiques. Là où la police dit « taux d’élucidation », l’école répond « pourcentage de réussite  à l’examen », et dans les deux cas on aboutit à la même absurdité : des chiffres qui en arrivent à ne plus se mesurer qu’eux-mêmes, mais dont les conséquences pratiques et sémantiques sont catastrophiques.

Une logique kafkaïenne

C’est ce que la saison 4 illustre particulièrement à travers la trajectoire singulière de Roland « Prez » Pryzbylewski et de sa classe. Dans les saisons précédentes, celui-ci était un des inspecteurs de la « major crime unit ». Contraint de démissionner, il décide de se reconvertir dans l’enseignement. Plein de bonne volonté, il réussit à intéresser ses élèves aux mathématiques, mais découvre également un système aussi froid, implacable et dénué de sens, s’appuyant sur les mêmes données abstraites de tout contexte, que celui qu’il vient de quitter. Cela se cristallise tout particulièrement autour de la question de l’examen : à travers les résultats des élèves à  notre équivalent du brevet, c’est l’école elle-même qui est évaluée, comme le souligne une des collègues de Pryzbylewski. Suivant une logique kafkaïenne, de mauvais résultats seraient le signe, non pas d’une population d’élèves en plus grandes difficultés, mais d’une mauvaise efficacité du collège. Par conséquent, si les résultats baissent, les moyens aussi ! C’est pourquoi il faut à tout prix obtenir de bons résultats à l’examen. Par quels moyens ? Tout simplement en faisant apprendre par cœur aux élèves les réponses du test – ce qui ne manque pas de les passionner, au point que, pour l’étape ultime de leur formation – 90 minutes de bachotage intensif – la direction fait monter le chauffage afin de les faire somnoler… On n’est pas très loin des Shadocks. Le désarroigrandissant, accentué par l’impression de déjà-vu, de Pryzbylewski face à un examen qui se mord la queue et n’évalue finalement plus que l’aptitude à le réussir, nous plonge dans les aberrations du système et le désastre des chiffres. Cette monomanie des chiffres permet de vider l’enseignement de son contenu propre, qui est signifiant et sémantique, de ne plus interroger sa finalité véritable qui est d’apprendre, pour se réfugier derrière l’illusion de l’objectivité conférée par les chiffres. Et encore une fois, cela a pour conséquence de faire que les chiffres en viennent à ne plus se nourrir que d’eux-mêmes, et le système devient à lui-même sa propre justification, il est à la fois juge et partie. Comme le souligne une des collègues de Pryzbylewski,

you don’t teach maths, you teach the test »

-  tu n’enseignes pas les maths, tu  enseignes l’examen. Ce qui ne manque pas de laisser Pryzbylewski perplexe : « and what do they learn ? » – et qu’est-ce qu’ils apprennent ?…

Dans ces conditions, il est facile de faire dire aux chiffres ce que l’on veut, comme on le voit dans la dernière scène du montage. Sur le papier, les résultats à l’examen s’avèrent bons. C’est parce qu’en fait les « mentions » attribuées ne correspondent même pas au niveau attendu, peu importe, il suffit de baisser le niveau d’exigences des catégories ou tout simplement leur dénomination. Dans la police comme à l’école, on appelle ça « juking the stats » – maquiller, cuisiner les statistiques. Comme le dit un vieil adage de sciences sociales, les statistiques du ministère de l’Intérieur mesurent avant tout l’activité du ministère de l’Intérieur. Il semble que, de plus en plus, il en aille de même pour le ministère de l’Éducation nationale, et, à ce rythme, le baccalauréat ne va bientôt plus mesurer que la réussite au baccalauréat. D’autant plus que le taux de réussite attendu correspond, par une étrange coïncidence, au taux de réussite effectif.

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Extrait 2 : un examen absurde

On voit bien, à travers ces extraits, le déplacement qui s’est opéré : l’examen, de moyen, est devenu fin en soi, et la seule chose qu’il évalue au final, c’est la capacité à le réussir. La maîtrise des savoirs, qu’il était censé mesurer, a disparu, et il devient complètement circulaire, tel un serpent qui se mord la queue. L’obsession des chiffres permet d’oublier que l’on a affaire à des singularités : les élèves. Ceux-ci deviennent des abstractions et sont réduits à des variables quantifiables. Le « système » ne s’intéresse finalement plus qu’à lui-même, et fantasme et tord la réalité pour se bercer de l’illusion que celle-ci correspond à ses objectifs.

Une classe expérimentale

Cet état de choses est particulièrement flagrant à travers l’un des leitmotive de la saison 4 : la classe expérimentale mise en place pour les « corner kids ». Partant du constat que ces élèves semblent non seulement incapables de suivre un cursus « normal », mais empêchent de plus les autres élèves d’étudier dans de bonnes conditions, une université de Baltimore décide d’engager un programme expérimental en mettant en place une classe spéciale pour ces élèves en difficulté. Ce programme se fonde sur l’analyse suivante : avant même d’espérer instruire (educate, dans le vocabulaire scolaire américain) ces élèves, il faut leur apprendre les rudiments de la vie sociale, et essayer de les débarrasser des comportements qui sont ceux du milieu dans lequel ils gravitent : l’univers du trafic de drogues.

Certes, un tel projet n’est pas sans poser des problèmes politiques, que les instances administratives ne manquent pas de soulever : constituer une telle classe ne revient-il pas à institutionnaliser, et par là-même à sédimenter et renforcer, la discrimination dont ces élèves sont de fait déjà victimes ? Cela ne revient-il pas à baisser les bras, en classant les élèves en fonction d’attentes différenciées et aboutissant à une baisse généralisée des exigences scolaires et des espérances? C’est ce qui est désigné ici sous le nom de “tracking” littéralement le « pistage », et ce débat est peu ou prou l’équivalent pour nous de la question des classes de niveaux. Certes, on peut avoir les mêmes objections que les instances scolaires : de telles classes ne nient-elles pas l’égalité et n’enferment-elles pas les élèves dans leur condition ? Mais ces objections semblent avant tout formelles, et avoir principalement pour finalité de refuser les moyens matériels qu’un tel type projet nécessite. L’épouvantail du tracking sonne avant tout comme une excuse commode pour maintenir le statu quo. La pétition de principe de l’égalité formelle s’avère empêcher toute égalité réelle, car elle nie la spécificité des « corner kids ». Les beaux principes ont exactement la même fonction que pour la belle âme hégélienne : ils permettent de se draper dans la pureté de ses bonnes intentions tout en refusant de se salir les mains avec le réel.

Froideur et mépris du système

C’est à travers la classe des « corner kids » que le système étale toute sa froideur et son mépris. Implacabilité d’autant glaçante que nous la voyons par les yeux candides du major Colvin. Contraint lui aussi de démissionner de la police, il se voit recruter pour le programme expérimental du fait de sa connaissance du « terrain » et des quartiers défavorisés de Baltimore. Autant celui-ci a donc conscience des difficultés qui ne manqueront pas de se poser à la réintégration des « corner kids » à un cursus « classique », autant il découvre avec effarement le déni de l’institution scolaire à leur égard. Encore une fois Kafka n’est pas loin : dans la troisième scène du montage, la responsable des affaires scolaires de la ville de Baltimore reproche au programme de ne pas instruire les élèves, mais de simplement les « socialiser ». Le major Colvin et les responsables du programme de lui rappeler que la socialisation est la condition préalable de l’éducation. La question, lapidaire, de la responsable, fuse : « so, we’re writing them off ? » – nous les rayons de nos listes, nous les faisons disparaître ? ; à quoi le major Colvin répond qu’il s’agit précisément du contraire, c’est-à-dire de s’occuper véritablement des « corner kids » : « no, that’s we’re not doing ». On retrouve la même circularité absurde : on exige des élèves qu’ils soient déjà aptes à ce que précisément on doit leur apprendre. « I expect them to be students » – j’attends d’eux qu’ils soient des élèves -, martèle la responsable.  Mais que faire si eux ne veulent pas l’être ? Les rayer des listes ? Les supprimer (c’est aussi le sens du « writing them off ») ? Faire l’autruche ?

D’une certaine façon, la messe était dite d’entrée : à la présentation du programme, et à la description des « corner kids », la première question que pose la responsable des affaires scolaires est : « are you in any way suggesting that system lost controls ? » -littéralement : suggérez vous d’une quelconque façon que le système ait perdu les commandes ? , mais qui signifie rhétoriquement : vous n’êtes pas en train de suggérer que le système ait pu perdre les commandes ? -. La seule question qui ne puisse être posée, c’est celle du système lui-même, du réseau de compromissions et de déresponsabilisations qu’il cautionne et rend possible, et que masque le paravent des chiffres. Ceux-ci permettent d’occulter la question de la finalité des institutions en arguant d’une pseudo-objectivité qui ne fait qu’imiter formellement la science.

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Extrait 3 : les ressorts de la politique scolaire

The Wire, par son exposition du mépris des destins et des aspirations individuels, écrasés par le « système », semble nous montrer dans toute sa dureté et sa cruauté la logique du « plus froid de tous les monstres froids ». Et comme l’État de Nietzsche, celui de The Wire semble proférer le même mensonge : « Moi, l’État, je suis le peuple », alors qu’en fait ce qu’il poursuit, ce sont ses intérêts propres. The Wire met en scène de façon paradigmatique les changements opérés par la modernité en matière de rationalité politique, comme les décrit Foucault : l’État est devenu à lui-même sa propre fin. Il n’est plus au service de la justice, du bien commun, de Dieu ou encore de l’ambition d’un prince, mais de lui-même. L’État, prétextant que c’est lui ou le chaos, l’anarchie ou la guerre civile, pose donc comme fin ultime son maintien et sa pérennité. Mais si dès lors la seule grille de jugement de l’État est l’État lui-même, le seul critère qui permette de juger est celui de la puissance. Et ce de manière relative : l’État étant son seul juge, il ne peut être comparé qu’à d’autres États. D’où un course à l’accroissement de la puissance dont les individus, à la fois isolément et globalement, forment le moyen. Dans une telle perspective, l’éducation, c’est-à-dire ce qu’elle produit, une élévation du niveau d’intelligence, est un enjeu capital.

Quand l’État se préoccupe de notre bien-être, par exemple de notre instruction et de notre niveau de compétence intellectuelle, ce n’est donc pas par sollicitude, mais parce que par là, il poursuit ses propres buts. Cela passe dans l’ensemble par une recherche de la maximisation des forces de la population, et à la lumière de Foucault, on peut interpréter la massification de l’enseignement et le projet d’une scolarisation totale en ce sens : un peuple sain, instruit, policé sera plus productif et rendra donc l’Etat plus puissant. Mais les mêmes principes exactement peuvent donner lieu à une logique d’exclusion, voire d’éradication, en tout cas de containment, de confinement. Pour les mêmes raisons qui font qu’on cherche l’amélioration de tous, on peut en mettre de côté, voire à l’extrême en supprimer certains, considérés comme nocifs.

L’isolement  de certains au bénéfice d’un tous finalement très vague

Il n’y a qu’à voir le cynisme avec lequel on traite les « corner kids ». La plupart du temps, ils sont instrumentalisés. D’abord dans la présentation du projet : celui-ci, affirmé et soutenu par certains pour des raisons d’utilitarisme sans vergogne, permettra avant tout aux autres élèves de ne pas être perturbés et de suivre « normalement ». La justification du projet, c’est l’isolement  de certains au bénéfice d’un tous finalement très vague. On peut donc sacrifier certains pour le bénéfice de tous.

Ce que dit la psychologue, Miss Mason, pourtant chargée de s’occuper des élèves ayant dépassé les bornes en les prenant à part, ne peut être compris que dans cette perspective. Interrogée par la responsable des affaires scolaires sur la pertinence du programme – auquel elle participe volontairement -, elle répond : « I just don’t see it. Many of this kids are profundly damaged ; what they’ve seen, what they’ve leaved. And I think any gain or progress is temporary. I think this project may be float » –  je ne vois pas de sens (à tout ça – it). La plupart de ces gamins sont profondément abîmés ; ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont vécu… Et je pense que tout gain ou progrès ne peut être que temporaire. Je pense que ce projet n’est qu’un gilet de sauvetage.- Au nom de l’économie rationnelle de l’efficacité, on sacrifie ceux qui nous retarde : cela ne vaut pas la peine de s’en occuper. Aucun retour sur investissement escomptable. Curieux retournement de la situation de victime, dont le statut n’apparaît plus comme quelque chose d’éthique, qui nous oblige à agir et nous convoque à notre responsabilité, mais qui n’est plus analysée que comme un poids avec lequel il faut faire. Vae victis.

Les faibles ne sont plus ceux dont on doit prendre soin, mais ils apparaissent comme un poids ou un handicap pour la compétitivité d’ensemble de la société. C’est  pourquoi il devient capital pour l’État de mesurer et de quantifier l’état de ses forces, de ses dynamiques ou au contraire de ses déficiences. Pour l’État la connaissance de la société est devenue cruciale ; et la statistique n’est pas le moindre des outils de cette connaissance. Comme le souligne très justement Foucault, « il faut que celui qui gouverne connaisse les éléments qui vont permettre le maintien de l’État, le maintien de l’État dans sa force ou le développement nécessaire de la force de l’État, pour qu’il ne soit pas dominé par les autres et ne perde pas son existence en perdant sa force ou sa force relative. C’est-à-dire que le savoir nécessaire au souverain sera une connaissance des choses (…), et ces choses qui sont la réalité même de l’Etat, c’est précisément ce qu’on appelle à l’époque la « statistique ». La statistique, étymologiquement, c’est la connaissance de l’État, la connaissance des forces et des ressources qui caractérisent un État à un moment donné ».

“Ils vont étudier votre étude”

Au final, c’est l’accroissement et l’affinement de connaissance de la population scolaire qui justifient le programme visant les « corner kids » et lui permet d’exister. C’est grâce à une subvention de la faculté de 200 000 $ allouée pour réaliser une étude que ce programme peut voir le jour. Dès qu’il s’agit de le généraliser, ces initiateurs se heurtent à un refus rapide (l’entretien ne doit pas durer plus d’une minute), au nom du « tracking », de la discrimination, de la part des conseillers du maire, mais bien sûr motivé avant tout, sans que cela soit dit explicitement, par des impératifs budgétaires. Seul le projet d’accroître la connaissance de la population parvient à fournir et les moyens et la justification d’un tel programme, du coup forcément  local et ponctuel.

C’est d’ailleurs significativement cet accroissement de la connaissance qui console le chercheur instigateur du programme face au refus de la municipalité. Dans la dernière scène du troisième montage, il résume admirablement le « process », le déroulement des choses : « we get the grant, we study the problem, we propose solutions. If they listen, they listen. If they don’t, it still makes for grant research. We’ll publish on this, it’s gonna get a lot of attention » – on obtient les subventions, on étudie le problème, on propose des solutions. S’ils écoutent, tant mieux. S’ils n’écoutent pas, cela sera toujours utile pour la recherche. On va publier là-dessus, ça va susciter beaucoup d’intérêt. « From who ? », de la part de qui ?, lui demande le major Colvin. « From other researchers, academics », de la part d’autres chercheurs, d’universitaires, lui répond le chercheur. Conclusion de Colvin : « well, they gonna study your study », ils vont étudier votre étude. La connaissance s’auto-alimente et se génère elle-même mais s’avère néanmoins instrumentalisée comme moyen du pilotage et du ciblage politique. Encore une fois, dans l’opération, les individus sont transformés en variables manipulables.

Les individus deviennent des data

Et ce n’est pas là la moindre des fonctions des chiffres : nous déresponsabiliser, nous rendre froids nous-mêmes. Le malthusianisme scolaire de la psychologue n’est possible que parce que les individus sont devenus des abstractions, des data. Ils nous permettent de mettre la réalité à distance, de la recouvrir sous un voile mathématique. Ce n’est pas sans évoquer la banalité du mal d’Hannah Arendt : personne n’est responsable, mais tout le monde participe, sans mauvaise conscience. Ce que permet le chiffre, c’est l’anonymat. Je n’ai plus affaire à des personnes, mais à des atomes, qui analysés statistiquement, présentent des régularités et donc des biais d’action. Cela a pour fonction immédiate, psychologiquement, de me permettre de me désolidariser du vécu individuel auquel je suis confronté pour le noyer dans une totalité informe. En ce sens, tout le monde est égal, puisqu’au fond tout le monde se résume à une variable dans la masse statistique, au même titre que n’importe qui. Le mérite de l’On, c’est de n’être personne.

Le montage suivant est à ce titre significatif. On y voit à l’œuvre cette logique absurde qui méprisent les individus ; la seule raison pour laquelle on ramène ces enfants à l’école, c’est parce que leur présence un jour par mois rapporte des subventions, et donne aux instances scolaires et politiques de faire quelque chose, du moins sur le papier. Que les enfants ne trouvent pas d’autre occupation que de casser des bouteilles contre un mur ne semble vraiment préoccupé personne, à part peut-être celui qui est chargé d’enrôler ces enfants pour l’école. Les chiffres témoignent de la légitimité de notre bonne conscience.

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Extrait 4 : une certaine gestion de l’absentéisme

Le mérite des chiffres, c’est de désincarner l’individu et d’annuler sa singularité en le fondant dans une masse informe. « La statistique, normative par essence, laisse en effet sur sa marge, comme reste négligeable, toute singularité et toute exception à la norme ». « La société se répète, purement et simplement, sans perte ni gain, comme une structure immortelle. À une société statistiquement envisagée, il n’arrive rien, sinon d’infimes et négligeables oscillations des courbes ». Pour reprendre le titre d’un des chapitres du livre de Cédric Lagandré, l’événement dans nos sociétés est « statistiquement nié », or, qu’est-ce qu’un individu, si ce n’est un événement, irréductible dans sa singularité à des lois générales et abstraites ? Certes, « on ne peut pas empêcher l’événement de se produire, mais on peut faire en sorte qu’il ne veuille rien dire, qu’il ne soit pas significatif, qu’il ne soit plus un événement. On y parvient en abordant les choses d’un point de vue statistique : car alors, loin d’ébranler l’ordinaire, l’événement est l’ordinaire par excellence, intégralement soumis à des lois. On fait en sorte que, s’il y a bien événement, cet événement n’arrive au fond à personne, sinon à ce « on » qui n’est qu’un personnage statistique ».

L’aspect systémique, désindividualisant et déresponsabilisant de l’obsession des chiffres

Et le corrélat indispensable à la négation mathématique de l’individu, c’est la notion de population, elle seule permettant de comprendre l’aspect systémique, désindividualisant et déresponsabilisant de l’obsession des chiffres. La population, ce n’est pas le peuple. La « population », comme concept abstrait, n’existe pas ; c’est une vue de l’esprit statistique. Seule existe de fait la multiplicité des individus. C’est pourtant la « population » qui va devenir la cible du gouvernement, son bien-être, sa bonne santé, et du même coup son levier et son lieu d’action. “On va avoir une césure absolument fondamentale entre le niveau pertinent pour l’action économico-politique du gouvernement, et ce niveau, c’est celui de la population, et un autre niveau, qui va être celui de la série, de la multiplicité des individus qui, lui, ne va pas être pertinent ou plutôt ne sera pertinent que dans la mesure où, géré comme il faut, maintenu comme il faut, encouragé comme il faut, il va permettre ce qu’on veut obtenir au niveau qui, lui, est pertinent. La multiplicité des individus n’est plus pertinente, la population, oui. Cette césure à l’intérieur de ce qui constituait la totalité des sujets ou des habitants d’un royaume, cette césure n’est pas une césure réelle. Il ne va pas y avoir les uns et les autres. Mais c’est à l’intérieur du savoir-pouvoir, à l’intérieur même de la technologie et de la gestion économique que l’on va avoir cette coupure entre le niveau pertinent de la population et le niveau non pertinent, ou encore le niveau simplement instrumental. L’objectif final, ça va être la population”.

Cela a pour conséquence directe de faire des individus des moyens pour agir sur la fin véritable qui est la population. Au nom de cette abstraction, on est prêt à sacrifier les accidents, car ceux-ci ne sont pas le niveau de lecture adéquat. Et les effets des politiques se mesurent à l’aune de la population, évidemment sous forme de chiffre. « La population est pertinente comme objectif, et les individus, les séries d’individus, les groupes d’individus, la multiplicité des individus, elle, ne va pas être pertinente comme objectif. Elle va être simplement pertinente comme instrument, relais ou condition pour obtenir quelque chose au niveau de la population ». Cela a pour effet d’entraîner une scission entre la « population » et cette multiplicité des individus qui composent une société. La « population » apparaît ainsi comme le seul niveau pertinent d’action, mais permet surtout une résorption de la multiplicité, qu’elle transforme en une masse informe et homogène, sans aspérités. La population, qui n’a de sens que statistiquement, permet l’annulation de la singularité.

L’analyse de la notion de population permet également de relativiser et de repenser le rôle de l’État, et de ne pas commettre l’erreur de faire de lui un coupable facile, nous divertissant des enjeux véritables. Certes, la logique du « système » s’inscrit dans la lignée de celle de la raison d’État. Mais accuser le seul État est trop commode. L’État a cessé d’être à lui-même sa propre fin, car comme le remarque justement Foucault, « la population va apparaître par excellence comme le but dernier du gouvernement : parce qu’au fond, quel peut être son but ? Certainement pas de gouverner, mais d’améliorer le sort des populations, d’augmenter leurs richesses, leur durée de vie, leur santé  (…). La population apparaît donc plutôt que comme la puissance du souverain, comme la fin et l’instrument du gouvernement ». Dire que tout est la faute de l’État, c’est s’interdire de voir en quoi les situations et les dispositifs, dont l’outil paradigmatique est le chiffre, que The Wire met en scène sont le produit de la participation de tous, sans pour autant que nous ayons une conscience explicite de cette participation. On a affaire ici à des stratégies sans stratèges. Accuser l’État d’être le seul responsable de par sa logique comptable implacable, c’est nous dédouaner de notre responsabilité individuelle et collective.

La sécurité comme finalité

On comprend mieux cette participation généralisée si on met en évidence la fin qui sous-tend l’utilisation de la notion de population : la sécurité. Alors que la logique de la raison d’État visait à accroître la puissance de celui-ci, ce que nous recherchons, et le plus souvent de notre propre aveu, c’est la sécurité. C’est à cause de cela que nos efforts visent à disqualifier l’événement en le rendant anodin et insignifiant, afin de nous détourner du scandale de l’exceptionnel pour le subsumer sous une loi générale. Il s’agit de gérer la multiplicité, la série, afin de les rendre acceptables, en essayant de réduire le plus possible leur capacité de perturbation. L’obsession des chiffres reflète notre terreur de l’accidentel, mais en même temps notre acceptation d’un mouvement perpétuel, à condition que ce mouvement s’effectue dans les limites de ce que nous voulons supporter. Les chiffres nous rassurent en nous masquant notre précarité constitutive. En ce sens, la statistique est « un pouvoir qui s’exerce, en la devançant, sur l’imprévisibilité de l’existence humaine ».

Dans une telle perspective, la société est naturalisée. La statistique met en évidence des régularités mathématiques, qui sont le signe d’une nécessité à l’œuvre, la même que dans les phénomènes naturels. Elle se pare du même coup du prestige de l’objectivité des sciences de la nature et se présente comme incontestable. Il serait donc aussi insensé de vouloir lutter contre les tendances inhérentes à la société que de vouloir changer la loi de la gravitation universelle. Au mieux, on peut orienter, diriger, contrôler, et faire en sorte que la masse de fait que la société ne peut que produire reste endiguée et contenue, canalisée. Certes, l’événement, redouté, est neutralisé mais se dégage aussi dans le même temps un sentiment de fatalité : on ne peut lutter contre les dynamiques profondes de la société.

Et pourtant, « l’État qui garantit la sécurité est un État qui est obligé d’intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier (…). Les sociétés de sécurité qui sont en train de se mettre en place tolèrent, elles, toutes une série de comportements différents, variés, à la limite déviants, voire antagonistes avec les autres ; à condition, c’est vrai, que ceux-ci se trouvent dans une certaine enveloppe qui éliminera des choses, des gens, des comportements considérés comme accidentels et dangereux ». Dès lors, la bataille de la sécurité est toujours perdue d’avance, car on n’arrivera jamais à contenir totalement la « population ». Mais ce n’est pas là une raison d’abandonner le projet, au contraire. L’impossibilité absolue d’une sécurité parfaite est précisément ce qui justifie l’importance et l’extension de plus en plus grandes qui lui sont accordées.

Le « système » est avant tout générateur d’impuissance

La « population » devenue à la fois moyen et fin, est donc ce qui permet de justifier les mesures qui semblent injustes ou douloureuses par  son intérêt même. C’est « pour le bien de tous » que les « corner kids » sont isolés des autres, y compris le leur. Dans ces conditions, s’ils résistent, c’est qu’ils n’ont pas compris l’intérêt de la société ou qu’ils font preuve de mauvaise volonté. Ils sont irrécupérables, se voyant renvoyés à une nature peu ou prou du même ordre que celle de la « population », dont ils ne sont au mieux qu’un échantillon. On est donc en droit de protéger la société, de la défendre. Et c’est là le rôle de chacun. Il ne viendrait à l’esprit de personne de ne pas vouloir la sécurité. Chacun est appelé à contribuer. Attentifs, ensemble.

Or, bien que requérant la participation de tous, le « système » est avant tout générateur d’impuissance. « Si l’événement a lieu, mais ne le concerne pas, si le devenir suit son cours mais n’est plus le sien, alors l’individu est tout bonnement exproprié de la contingence  de sa propre existence : sa vie reste bien ce pur quelconque sans rime ni raison, mais peu importe, il n’a plus d’effroi à en éprouver, puisque ce n’est plus sa vie, mais une vie panoplique intégrale, par là d’emblée justifiée dans sa contingence même, et dont celui qui était jadis sujet devient l’objet. La contingence des faits de l’existence est compensée par le caractère scientifique de leur occurrence, dont le sujet est expulsé. Loin d’offrir la possibilité d’une symbolisation, la société intégrale, parce qu’elle transit le temps tout entier, qu’elle restitue ensuite par segments inertes, vidé de son événementialité, de son arriver, laisse l’individu aux prises avec une contingence d’autant plus cruelle et sauvage qu’il ne peut s’y individuer, qu’elle ne s’offre pas comme une expérience possible, qu’il ne peut composer avec l’événement ». Finalement les chiffres nous révèlent notre insignifiance et nous en font prendre conscience ; la contingence devient banale, et la conséquence est que nous sommes dépossédés de nous-mêmes, devenus de simples chiffres dans une colonne. L’obsession des chiffres est productrice d’impuissance et de ressentiment, car elle nous donne l’impression que nous ne pouvons rien si ce n’est suivre le sens du courant.

Tristesse et désarroi

Et on ne peut que ressentir désarroi et tristesse devant la capacité que le « système » a à broyer les individus, particulièrement dans la saison 4 où l’on suit la trajectoire non seulement des personnages précédents – principalement des enquêteurs de base tentant péniblement de faire «  a real police work » – mais également de quatre jeunes garçons, amis et élèves en dernière année dans le collège où Pryzbylewski enseigne. À part celui-ci, peu de gens semblent sincèrement préoccupés de leur sort, laissant au « système » le fardeau de s’en charger. Le constat que fait The Wire est cinglant : un seul de ces quatre garçons semble, à la fin de la saison 4, en mesure de construire un avenir décent et signifiant. Et encore est-ce par l’initiative personnelle du major Colvin, qui décide de prendre sous son aile un des « corner kids » dont il s’occupait.

Les trois autres, qu’ils aient affaire à l’institution scolaire, judicaire ou sociale, ne peuvent au final compter que sur eux-mêmes. Pire, ces institutions les enfoncent encore plus dans leurs difficultés, et ajoutent des obstacles à ceux qu’ils rencontrent déjà. Mais on voit clairement que l’enjeu n’est pas de les aider. Il s’agit de rendre leur situation acceptable, c’est-à-dire supportable à nos yeux, et tolérable au vu des limites que nous nous sommes socialement fixés. Pas la peine de se soucier d’eux, il s’agit avant tout de les contenir et de les confiner, ce que d’une certaine façon l’économie de la drogue semble très bien réussir à faire. L’enjeu est donc bien ici la « sécurité », et le moyen technique pour ce résultat, encore une fois, c’est le chiffre.

C’est là le mérite de The Wire : par delà l’abstraction déshumanisante des chiffres, la série restitue toute la dimension subjective, individuelle et personnelle des trajectoires, et montre que les politiques, qui semblent d’une froideur rationnelle imparable, ont des conséquences très concrètes, très vécues pour ceux qui les subissent. Elle nous montre également à quel point il est facile de hurler avec les loups tout en gardant sa bonne conscience, les chiffres nous permettant de rester insensibles à la détresse, dans une logique qui n’est pas foncièrement différente de celle des gangsters dont la seule valeur est la quantité de dollars. « Il n’y a plus que les dangers de la société toute entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre sa main sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier à celui qu’on assassine ».

On ne peut que féliciter The Wire de restituer en nous la colère et l’indignation devant l’injustice que subissent certes particulièrement les quatre jeunes garçons, mais qui nous touche tous. Cette injustice, cette absence de souci nous révèlent l’absurdité du pilotage par les chiffres, qui s’est généralisé à toutes les institutions et est devenu obsessionnel. Les dégâts d’une telle politique sont désastreux. La situation de la ville de Baltimore est certes particulière, mais sa déréliction, par son effet grossissant, ne fait jamais qu’apparaître de façon criante des logiques et des orientations qui sont aussi à l’œuvre dans nos propres systèmes. Une évolution vers une gestion purement comptable qui touche principalement ces deux institutions au cœur de la question de la sécurité, la police et l’école, et qui produit dans les deux cas les mêmes apories aliénantes et dévastatrices, le plus souvent au grand dam des intéressés eux-mêmes. Mais comme le fait remarquer très justement le major Colvin, « system is perfect ». Chacun y est finalement à sa place et sait quel est son rôle. Au besoin, on ne manquera pas de lui rappeler.

Puissions-nous rire encore  longtemps de l’analogie de ce dernier extrait ; cela montre que nous ne sommes pas complètement embrigadés. Et laissons au major Colvin le mot de la fin :

when do this shit change ?

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Extrait 5 : parallèle police/école

Billet initialement publié sur Skhole.fr

Images CC Flickr laffy4k et shinealight

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