OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les idéologues d’un monde sans enfant http://owni.fr/2012/01/23/les-ideologues-un-monde-sans-enfant/ http://owni.fr/2012/01/23/les-ideologues-un-monde-sans-enfant/#comments Mon, 23 Jan 2012 12:18:56 +0000 Stéphane Loignon http://owni.fr/?p=94362
Il n’est pas si lointain le temps où l’écrivain belge Théophile de Giraud et sa compagne arpentaient, songeurs, les routes du pays cathare, contemplant avec perplexité des banderoles qui annonçaient la fête des Pères. Ainsi est né le fruit de leur amour… la première fête des Non-Parents ! Bientôt trois ans et une santé de fer. Cette célébration, unique en son genre, a lieu en alternance à Paris et Bruxelles, sous le patronage bienveillant de la psychanalyste Corinne Maier, auteur de No kid : quarante raisons de ne pas avoir d’enfant : “J’en ai encore trouvé d’autres depuis ! ” confie-t-elle, forte de son expérience de mère d’adolescents, avant de poursuivre : 

Je ne m’étais pas posé suffisamment de questions avant d’avoir des enfants.

En Europe, la natalité est la plus faible au monde : l’indicateur de fécondité (1,53 enfant par femme en moyenne aujourd’hui) y est inférieur au seuil de renouvellement des générations (2,1) depuis les années 1970. Sur un Vieux Continent qui n’a jamais autant mérité son surnom, faire des enfants n’est plus une évidence. Faut-il s’en plaindre ou s’en réjouir ?

Terriens à la barre

Terriens à la barre

En 2050, la population mondiale atteindra les neuf milliards, selon les démographes. Et depuis octobre dernier, nous sommes ...

Pourquoi fait-on si peu d’enfants en Europe ?

Par hédonisme. La “transition démographique” – marquée par le recul de la mortalité et de la fécondité grâce à l’amélioration de l’hygiène, des conditions de vie et aux progrès de la médecine – a débuté à la fin du xviiie siècle en France et en Grande-Bretagne, avant de s’étendre à l’Europe, aux États-Unis, puis au reste du monde. Notre continent est le premier à avoir achevé ce processus, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis les années 1960, l’Europe connaîtrait une “seconde transition démographique”, caractérisée par une fécondité durablement inférieure au niveau de remplacement des générations et un déclin du mariage, selon un rapport publié en 2011 par l’Institut national d’études démographiques (Ined). Les auteurs de cette étude lient ce phénomène à une mutation sociale :

À mesure que les populations occidentales sont devenues plus riches et mieux instruites, leurs préoccupations se sont détachées des besoins strictement associés à la survie, la sécurité et la solidarité. Davantage d’importance a été donnée à la réalisation et la reconnaissance de soi, la liberté de pensée et d’action (recul de la religion), la démocratie au quotidien, l’intérêt du travail et les valeurs éducatives.

Les autres continents suivront-ils le modèle européen ?

Oui, mais jusqu’où ? Voilà la question. L’Amérique du Nord a connu une évolution similaire à celle de l’Europe, mais la baisse de la natalité a été enrayée : l’indicateur de fécondité est même remonté à 2,03 après avoir chuté à 1,80 dans les années 1970 – cette hausse étant due à la natalité plus forte des populations récemment immigrées aux États-Unis. L’Asie (2,28), l’Amérique latine (2,30) et l’Océanie (2,49) voient leur fécondité se rapprocher du seuil de renouvellement. Seule l’Afrique continue à avoir une fécondité élevée, mais celle-ci diminue rapidement (4,64 contre 6,07 à la fin des années 1980). Selon le démographe Gilles Pison, il est très difficile de prévoir le comportement de ces continents une fois leur transition démographique achevée. La fécondité pourrait aussi bien s’y stabiliser au niveau du seuil de renouvellement que se fixer durablement en dessous. Alors, écrit-il dans son Atlas de la population mondiale,

si la famille de très petite taille devient un modèle se répandant dans l’ensemble du monde de façon durable, avec une fécondité moyenne en dessous de deux enfants par femme, la population mondiale, après avoir atteint un maximum de 9 milliards d’habitants, diminuerait inexorablement jusqu’à l’extinction à terme.

Faut-il faire moins d’enfants pour sauver la planète ?

Pas forcément. Nous sommes aujourd’hui 7 milliards d’habitants et finirons le siècle entre 9 et 10 milliards, suivant les estimations. Pourra-t-on nourrir tout le monde ? Oui, selon l’étude Agrimonde, publiée début 2011 par l’Inra et le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement). Il sera même possible de le faire dans le respect de l’environnement, à trois conditions : ne pas généraliser le modèle alimentaire des pays industrialisés (25 % de gaspillage dans les pays de l’OCDE), faire le choix d’une agriculture productive et écologique, et sécuriser les échanges internationaux de produits agroalimentaires. Mais au-delà de la question de la nourriture, il existe un problème écologique.

Après 2050 l’espèce humaine s’éteindra

Après 2050 l’espèce humaine s’éteindra

Constat guère réjouissant, mais espoir tout de même, mardi au Tribunal pour les générations futures. Procureur, accusés ...

Le think tank américain Global Footprint Network calcule chaque année la date à laquelle nous avons consommé l’équivalent des ressources naturelles que peut générer la Terre en un an sans compromettre leur renouvellement. En 2011, le couperet est tombé le 27 septembre, contre début novembre en 2000. À ce rythme, l’humanité aura besoin de deux planètes par an en 2030, d’après un rapport du WWF paru en 2010. Il faut donc soit stopper l’accroissement démographique, soit consommer différemment ou moins. « Il faut se limiter à deux enfants dans les pays occidentaux », considère Denis Garnier, président de l’association Démographie Responsable (qui promeut aussi la contraception et l’éducation des femmes dans les pays en développement). Ce n’est pourtant pas ce genre d’autolimitation qui changera quoi que ce soit au final, vu le déjà très faible niveau de fécondité en Occident. Comme l’écrit Gilles Pison,

la survie de l’espèce humaine dépend sans doute moins du nombre des hommes que de leur mode de vie.

Une démographie déprimée est-elle le signe d’une société déprimée ?

Oui. Dans son essai La Fin de l’humanité, le philosophe Christian Godin établit un lien entre la faiblesse de la natalité dans les sociétés occidentales et leur déprime supposée. Si la part de sujets cliniquement dépressifs en Europe reste modérée (6,9 % de la population en 2011, d’après une étude du Collège européen de neuropsychopharmacologie), la morosité semble bien plus répandue : selon une étude BVA de janvier 2011, seuls 26 % des Européens de l’Ouest estimaient que l’année à venir serait meilleure que celle passée, contre 63 % de la population des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et 43 % des habitants de la planète. Or, faire des enfants suppose d’avoir confiance en l’avenir. Il faut aimer le monde pour vouloir le peupler , estime ainsi Christian Godin. Une partie des militants Childfree (défenseurs de la non-parentalité) revendiquent ouvertement le pessimisme.

Naître est une aventure pénible, la Terre est quand même plutôt inaccueillante,

juge Théophile de Giraud, qui s’inscrit dans la continuité de Calderón (Le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né ») et Cioran (« La véritable, l’unique malchance : celle de voir le jour “).

Est-il Égoïste de ne pas vouloir d’enfants ?

Oui et non. ” Faire des enfants implique des sacrifices considérables, personnels et professionnels , souligne Corinne Maier, en connaissance de cause. « Narcissisme », rétorque Christian Godin :

Désormais, chaque individu vit son existence comme s’il voulait dire : je suis content d’être le dernier homme, la dernière femme. Même si le monde devait s’arrêter après moi, (…) au moins j’aurai été consommateur de ma vie.

Mais pour les Childfree, l’argument de l’égoïsme ne tient pas, comme l’explique Kristen Bossert, porte-parole de la communauté No Kidding!, qui organise toutes sortes d’activités pour les non-parents aux États-Unis : « Quand je demande à des gens pourquoi ils font des enfants, ils me répondent “pour qu’ils prennent soin de moi quand je serai vieux” ou encore “pour transmettre le nom de notre famille”. Ce sont des raisons très égoïstes. » Conclusion de Magenta Baribeau, auteur d’un documentaire sur les Childfree : « Parents, non-parents, tout le monde est égoïste, la question ne se pose donc pas ! »


Article à retrouver dans la nouvelle formule d’Usbek & Rica, en kiosque le 25 janvier !

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Hongrie: les Roms, une “bombe à retardement” http://owni.fr/2011/05/13/hongrie-les-roms-une-bombe-a-retardement/ http://owni.fr/2011/05/13/hongrie-les-roms-une-bombe-a-retardement/#comments Fri, 13 May 2011 14:23:03 +0000 Stéphane Loignon http://owni.fr/?p=62221 Retrouvez les précédents articles du reportage en Hongrie : Tiszavasri, laboratoire de l’extrême droiteLa Garda meurt mais ne se rend pasAu coeur du quartier rom à Gyöngyöspata et Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza.

Quand j’ai quitté Gyöngyöspata, fin mars, tout était censé être terminé. Les centaines de miliciens d’extrême droite qui s’étaient invités deux semaines durant dans le village avaient déguerpi, la vie de la communauté Rom avait repris son cours normal, les enfants allaient de nouveau à l’école… Le gouvernement avait tapé du poing sur la table et promis qu’il ne laisserait plus les milices nationalistes provoquer les Tsiganes en patrouillant dans leurs quartiers. La fête était finie. Eh bien, elle a continué de plus belle.

A la limite de l’affrontement

L’atmosphère, déjà délétère lors de ma venue, n’a cessé de se dégrader depuis. Le 6 avril, le parti d’extrême droite Jobbik a fait défiler militants et miliciens à Hejöszalonta, au Nord-Est de la Hongrie, à la suite du meurtre d’une femme par un Rom. Ce dernier ne venait d’ailleurs pas du village en question et n’avait rien à voir avec la communauté tsigane locale. Mais le Jobbik ne s’embarrasse pas de ce genre de subtilités. La police a fait évacuer le quartier rom et formé un cordon de sécurité entre manifestants d’extrême droite et Tsiganes, soutenus par des associations de défense des droits de l’homme. Par chance, aucun heurt ne s’est produit.

Six jours plus tard, le 12 avril, rebelote, cette fois-ci à Hajdúhadháza, où je m’étais rendu peu avant. Deux cent miliciens de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület se sont mis à patrouiller en rangs d’oignons dans les rues de la ville. Leur venue était annoncée de longue date et j’avais pu assister à ses préparatifs. Elle a largement été soutenue par la population locale : 5000 habitants (sur 13.000 à Hajdúhadháza, 6000 à Téglás et 2500 à Bocskaikert, les deux localités voisines) ont signé une pétition pour se féliciter de cette « opération de pacification ». Ce nouveau coup d’éclat de l’extrême droite a provoqué la colère de la commissaire européenne à la justice et aux droits fondamentaux, Viviane Reding, qui a jugé l’existence de ces milices inacceptable. Mis sous pression par Bruxelles et par un nombre croissant d’articles dans la presse internationale, le Premier Ministre hongrois et actuel président de l’Union, Viktor Orbán, n’avait plus d’autre choix que de réagir… Son ministre de l’intérieur, Sándor Pintér, a donc envoyé la police mettre fin aux festivités dès le lendemain.

Ce n’était que partie remise. Le dimanche suivant, des membres de trois milices (Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, Véderő et Betyársereg) sont retournés dans le village de Gyöngyöspata, où certains avait déjà séjourné début mars. Dirigée par Tamás Eszes, un ancien de la Magyar Gárda, la milice Véderő, qui n’avait pas fait parler d’elle jusque-là, a tout simplement installé à une centaine de mètres du quartier rom… un camp d’entraînement ! Elle comptait y faire venir tous les mois « les jeunes et adultes qui aiment leur pays et souhaitent apprendre les bases de l’armée et de l’autodéfense. » Une initiative si peu inquiétante que la Croix Rouge hongroise a fait évacuer immédiatement 277 femmes et enfants de la communauté tsigane.

Tous sont revenus quelques jours plus tard, une fois le camp démantelé par la police. Mais une partie des miliciens de Véderö se sont fondus dans la population locale et ont continué leurs provocations, qui ont logiquement fini par porter leurs fruits. Selon le site d’actualité francophone de référence sur la Hongrie, hu-lala.org, un adolescent rom aurait été agressé physiquement, une femme hongroise frappée alors qu’elle insultait une autre femme rom, et une bagarre violente aurait éclaté, faisant quatre blessés dont un grave. Des centaines de policiers ont dû être dépêchés sur place pour séparer les deux groupes.

Le gouvernement hongrois réagit dans l’urgence

En ouvrant un camp d’entraînement, Véderö a fait fort… Même certains députés Jobbik ont condamné cette initiative. Comme avec la Magyar Gárda avant sa dissolution, le Jobbik semble avoir du mal à contrôler les agissements de ces nouvelles milices, dont il s’empresse toujours de souligner, avec une mauvaise foi confondante, qu’elles n’ont aucun rapport avec lui.

Quant au gouvernement, après avoir longtemps tardé, il est désormais décidé à agir. Les autorités se sont jusqu’ici heurtées à un problème juridique : tant que les milices n’étaient pas armées et ne commettaient pas d’actes violents, elles restaient dans le cadre de la légalité. Elles pouvaient donc librement venir provoquer les Roms dans leurs quartiers.

Mais en multipliant ces patrouilles, les Véderö et autres Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület ont rendu la situation explosive. Le ministre de l’Intérieur Sándor Pintér a donc préparé un amendement dans l’urgence pour mettre fin à cette dangereuse escalade, qui fait passer la Hongrie pour un pays d’extrémistes où l’Etat est incapable d’assurer seul la sécurité de ses citoyens.

Début mai, le Parlement a ainsi ajouté un article au code pénal, réprimant les « provocations antisociales » susceptibles d’intimider les individus appartenant à des minorités. Elles sont désormais passibles de trois années d’emprisonnement. Reste à voir si cette nouvelle disposition sera appliquée avec la fermeté nécessaire… Le ministre de l’Intérieur a également condamné la récente création d’une « gendarmerie » à Tiszavasvári, qui était au stade de projet lors de ma venue. Cette milice citoyenne subventionnée par l’unique mairie Jobbik du pays pourrait faire les frais des nouvelles armes légales dont dispose le gouvernement.

Ces mesures répressives permettront peut-être de stopper l’engrenage inquiétant dans lequel les habitants des campagnes de Hongrie orientale sont plongés. Mais elles ne règlent rien au problème de fond : l’intégration d’une communauté rom plus marginalisée que jamais.

La question de fond : l’intégration des Roms

Les statistiques ethniques étant illégales en Hongrie, il est difficile de connaître l’ampleur exacte du chômage au sein de la communauté rom. Selon une évaluation du chercheur Gábor Kézdi, reprise par l’ONG de défense des Tsiganes ERRC, à peine 29% des Roms âgés de 15 à 49 ans auraient un emploi. Dans certains villages comme celui de Gyöngyöspata, il semble tout simplement qu’aucun Rom ou presque n’ait de travail.

Le problème est loin d’être facile à résoudre, car l’absence de gisements d’emploi dans les campagnes hongroises, désindustrialisées depuis la fin du communisme, se combine au manque de qualification des jeunes Tsiganes. Pour le député Jobbik Gyöngyösi Márton, tout un programme de ré-accompagnement sur le marché du travail serait nécessaire :

Il ne suffit pas qu’une nouvelle usine Audi s’installe pour que des gens qui n’ont absolument rien fait pendant 5 générations soient capables d’y travailler.

Un cercle vicieux s’est en effet installé: à quoi bon faire des études s’il n’y a pas de travail ? Comment trouver un emploi sans formation ?

Depuis 20 ans, les gouvernements de droite et de gauche qui se sont succédés en Hongrie ont tourné le dos à ce problème délicat et laissé pourrir la situation, ce dont le Jobbik a su habilement profiter. La paupérisation des campagnes a évidemment accentué les problèmes de délinquance et de racisme, à tel point que l’extrême droite n’hésite plus à parler de risque de guerre civile… Le politologue Krisztián Szabados ne va pas jusque là, mais presque :

La misère de la communauté Rom constitue une bombe à retardement pour la Hongrie. C’est de loin le problème le plus important auquel le pays fait face.

D’autant qu’avec les mesures d’austérité prises par le gouvernement Orbán, les maigres ressources des Roms pourraient encore diminuer : le plan d’économies annoncé en mars dernier prévoit ainsi le gel pendant deux ans des allocations familiales et fait passer de 9 à 3 mois la durée des allocations chômage… Si l’on ajoute à cela la hausse du prix des denrées alimentaires, l’éventualité d’émeutes de la faim n’est plus tout à fait à exclure. C’est l’avis de Corentin Léotard, rédacteur en chef d’hu-lala.org:

On l’oublie souvent, c’est déjà arrivé dans la région en 2004, près de Košice en Slovaquie, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière hongroise.

Un défi européen

En Europe de l’Ouest, ils ont beau jeu de nous faire la leçon. Mais quand les Roms viennent chez eux, en France par exemple, eh bien la France les renvoie.

Sur ce point, le député Jobbik Szávay István n’a pas tort. Selon ERRC, l’Hexagone a expulsé 10 000 Roms en 2009 et plus de 8 000 de janvier à septembre 2010. La question rom ne figure pas parmi les priorités des gouvernements d’Europe occidentale, qui contentent de se débarrasser du problème à coup de reconduites à la frontière sporadiques.

Mais en Europe centrale et orientale, où les communautés tsiganes les plus nombreuses sont installées (à l’exception de l’Espagne), leur intégration est un enjeu de premier plan. Selon le Conseil de l’Europe, 6 millions de Roms vivent dans l’Union:

  • 1,8 million en Roumanie
  • 750.000 en Bulgarie
  • 700.000 en Hongrie
  • 500.000 en Slovaquie
  • 200.000 en République Tchèque

Ils y connaissent les mêmes problèmes qu’en Hongrie : chômage de masse, discrimination et tensions ethniques. Depuis 2008, ERRC a dénombré 19 attaques anti-Roms en République Tchèque et 10 en Slovaquie, dont certaines au cocktail molotov et à la grenade. Des «gardes nationales» similaires à la Magyar Gárda existent par ailleurs en Bulgarie et en République Tchèque depuis quelques années.

Confrontés aux mêmes problèmes, ces pays veulent trouver des solutions communes. L’actuel Premier Ministre hongrois a ainsi fait figurer l’intégration des Roms parmi ses priorités en tant que président de l’Union. « En unissant nos forces, nous pouvons nous rapprocher d’une solution », a affirmé Viktor Orbán le 8 avril dernier, lors d’un sommet européen sur la question organisé à Budapest. Selon lui:

L’intégration des Roms n’est pas le problème d’un ou de quelques états membres. C’est devenu un problème commun à tous et notre première tâche est de faire en sorte que tous les pays au sein de l’Union s’en rendent compte…

Quelques jours plus tôt, la Commission venait de présenter sa feuille de route faisant de l’intégration des Roms un des objectifs assignés aux Etats dans le cadre de la stratégie de croissance de l’UE pour 2020. Chaque pays membre devra lui soumettre un plan d’action national visant à garantir l’accès des Roms à l’éducation, à l’emploi, aux soins de santé et au logement, d’ici décembre 2011. Aucune sanction n’est prévue pour les pays qui ne joueraient pas le jeu. Mais en laissant la situation se dégrader encore, ils risquent bien de se punir eux-mêmes…


Photo Flickr CC BY-NC-SA par Alain Bachellier.

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Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite http://owni.fr/2011/05/12/4-hongrie-tiszavasvari-laboratoire-de-lextreme-droite/ http://owni.fr/2011/05/12/4-hongrie-tiszavasvari-laboratoire-de-lextreme-droite/#comments Thu, 12 May 2011 15:11:30 +0000 Stéphane Loignon http://owni.fr/?p=62053 Retrouvez les précédents articles du reportage en Hongrie : La Garda meurt mais ne se rend pas, Au coeur du quartier rom à Gyöngyöspata et Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza

Tiszavasvári, 25 mars 2011

Vous ne le saviez sans doute pas, mais la Hongrie a deux capitales : Budapest bien sûr, splendide métropole de deux millions d’habitants, cœur économique, culturel et politique de la nation… mais aussi, perdu au milieu des champs à 300 kms de là, Tiszavasvári. C’est Gábor Vona, le leader de l’extrême droite, qui a décerné à ce bourg rural de 13.000 âmes le sobriquet de « meilleure capitale » du pays, en octobre dernier : aux municipales, les électeurs locaux venaient d’y plébisciter son parti, le « Jobbik », dont le nom signifie à la fois plus droit et meilleur.

Tiszavasvári est ainsi devenue la première et seule ville du pays à placer son destin entre les mains d’un maire d’extrême droite, le jeune Erik Fülöp. Depuis, tous les regards sont braqués sur sa commune, dont il veut faire le laboratoire des idées Jobbik. Voilà qui méritait bien une visite.

Un instituteur lynché à mort

Mon interprète Anna et moi reprenons donc la route désolante d’ennui qui part de Budapest et traverse les plaines de l’Est pour rejoindre cette petite ville, dont le nom était familier aux Hongrois avant même l’élection. Il est en effet associé à deux faits divers emblématiques de la tension entre communauté tsigane et extrême droite, qui a fortement cru ces dernières années dans les campagnes magyares et servi de tremplin au Jobbik.

Le premier s’est déroulé il y a plus de 4 ans, mais a profondément marqué les consciences. Pour beaucoup, il incarne les difficultés de la cohabitation avec les Roms. 15 octobre 2006 : Lajos Szögi, un instituteur de Tiszavasvári qui à l’école s’occupe notamment d’élèves Roms, se balade en voiture avec sa famille à Olaszliszka, à 40 kms de chez lui. Sur la route, il renverse accidentellement une petite fille tsigane. Il s’arrête pour l’aider, sort de son véhicule et, sous les yeux de ses enfants, se fait lyncher à mort par des proches de la jeune accidentée. Le Jobbik n’a pas manqué d’utiliser cette affaire tragique pour souligner les dangers de la « criminalité rom », dont il venait de faire son principal thème de campagne.

Cette stigmatisation systématique a fait monter la tension et a fini par déboucher en 2008 et 2009 sur une série d’agressions et de crimes racistes visant les Tsiganes. Une des victimes, Jeno Koka, 53 ans, était employé à l’usine pharmaceutique de Tiszavasvári. Le 22 avril 2009, ce grand-père sans histoire sort de son domicile à Tiszalök, à 8 km de là, pour aller travailler. Il est froidement abattu sur le pas de sa porte, uniquement semble-t-il en raison de son origine rom.

Cinq assassinats du même type ont lieu à la même époque en Hongrie et sont actuellement jugés à Budapest. Les quatre coupables présumés (Zsolt P., Istvan Cs, Arpad K. et Istvan K.) risquent une peine de prison à perpétuité. Ils semblent n’avoir aucun rapport avéré avec le Jobbik. Selon la presse hongroise, deux d’entre eux auraient même été liés aux services de sécurité de l’Etat. Une information à prendre avec prudence, que le Jobbik utilise pour crier au complot à son encontre.

A l’origine de la crise, dix fois moins d’emploi

Si j’en crois l’ancien maire (sans étiquette) Attila Rozgonyi, que j’ai rencontré avant ma venue sur place, cette atmosphère délétère a beaucoup joué dans sa récente défaite contre Erik Fülöp en octobre dernier. Une majorité de la population a été séduite par les thèses simplistes de l’extrême droite. Dépité, il fulmine:

Ils ont raconté n’importe quoi pendant la campagne, ils ont promis qu’ils feraient déménager tous les gitans à Hortobágy.

Une accusation démentie par l’équipe municipale en place. La ville compte près de 3.000 Tsiganes, répartis dans deux communautés d’à peu près égale importance, installées à chaque extrémité de la commune. Celle du quartier Bud est plutôt bien intégrée : « La situation y est presque normale », selon l’ancien maire. L’autre, celle de la rue Szelec, vit dans une misère extrême : « Il n’y a pas d’électricité, peu de nourriture, de gros problèmes d’éducation et beaucoup d’usuriers », énumère Attila.

Le Jobbik a centré sa campagne sur l’insécurité. Mais pour l’ancien maire, celle-ci n’est que la conséquence de deux problèmes sous-jacents : le chômage et la surnatalité. Une situation qu’il déplore:

Auparavant, l’usine pharmaceutique à l’entrée de la ville employait 3.000 personnes et les exploitations agricoles en faisaient travailler 3.500. Aujourd’hui, 10 fois moins.

A Tiszavasvári comme dans le reste du Nord-Est hongrois, la transition du communisme vers l’économie de marché a été sanglante. Avant, tout le monde travaillait. Ou du moins avait un emploi. La transition a fait s’envoler le chômage (plus de 20 % en moyenne aujourd’hui dans la région).

Face à ce phénomène auparavant inexistant, les Hongrois ont trouvé deux solutions : «Les Roms ont choisi de faire des enfants, pour toucher les allocations. Et les non-Roms de se déclarer invalides», résume Attila. Le nombre de personnes bénéficiant du statut d’invalides est en effet étonnamment élevé en Hongrie, en particulier dans les zones déshéritées comme celle-ci. Quant à la natalité, elle bat des records chez les Tsiganes. A Tiszavasvári, d’après les estimations de la mairie actuelle, près de deux tiers des enfants nés sont roms, alors que la communauté ne représente que 20% de la population locale. Résultat : «Certaines familles vivent à 12 dans 30 mètres carrés… », m’explique Attila.

La solution? Placer les enfants roms en internat

Quand nous rencontrons le maire actuel Erik Fülöp, la description qu’il nous fait de sa ville est sensiblement la même. Lui aussi insiste sur le problème de l’éducation. Mais pour lui, les familles sont coupables: «Les enfants grandissent avec des parents qui ne connaissent même pas les tâches ménagères de base, nettoyer le sol, faire la vaisselle…» L’une des propositions phares du programme du Jobbik est précisément de couper les enfants Roms de l’influence supposée néfaste de leur milieu familial pour les placer dans des internats.

Selon Erik Fülöp, l’échec scolaire chez les Roms est presque la règle. Il regrette que les parents envoient leurs rejetons en maternelle uniquement à l’âge de 5 ans, au lieu de 3 comme la plupart des gens: «Certains gamins arrivent à l’école sans parler hongrois, ils connaissent juste leur dialecte local… » Ils entrent ainsi dans une spirale de l’échec qui se reproduit de génération en génération:

Les Roms sont si mal formés qu’ils n’ont aucune chance sur le marché du travail, ils peuvent juste faire quelques boulots saisonniers. Les enfants voient que leurs parents ne travaillent pas et survivent grâce aux allocations sociales. Et le moment venu, ils font pareil.

Evidemment, avec 28.500 Forint (106 euros) mensuels par famille de revenu minimum, plus 28.500 Ft pour une femme en congé maternité et 13.000 Ft supplémentaires par enfant (49 euros), il n’est pas facile de survivre. Il ne faut donc pas s’étonner que les cambriolages et autres vols de fer ou de bois soient fréquents dans la commune. « Il y a environ 500 délits par an, au moins un par jour», explique le maire, qui considère ces chiffres comme en deçà du niveau réel de la délinquance : «Beaucoup de méfaits ne sont même pas déclarés par les victimes. Dans l’Est de la Hongrie, les gens sont résignés. Pour les vols de valeur mineure, ils ne portent même plus plainte. »

Première mesure : créer un bordel à ciel ouvert

Lutter contre la délinquance, c’est la priorité du maire actuel. Presque toutes les mesures qu’il a prises depuis son entrée en fonction vont dans ce sens. Il commence ainsi par m’annoncer fièrement avoir créé une zone de tolérance, en dehors de la ville, «où les prostituées peuvent vendre leur beauté». A quoi ressemble-t-elle ? A rien. C’est un terrain de la mairie.

Avant, ça gênait beaucoup les locaux. Et les lois ne nous permettaient pas d’agir. Maintenant, on peut punir les femmes qui travaillent hors de la zone.

La plupart d’entre elles sont roms. Au vu des problèmes que rencontre la ville, je suis un peu étonné que le maire ait fait de ce bordel à ciel ouvert l’une des mesures emblématiques de son début de mandat…

Il évoque ensuite l’une des propositions les plus fameuses du programme du Jobbik : la création de ce que le parti nomme une «gendarmerie», en référence à la gendarmerie royale hongroise qui a existé de 1881 à 1945. En interrogeant des élus d’extrême droite, je n’ai entendu à son propos que des éloges. Tous se sont bien abstenus de souligner l’enthousiasme et l’efficacité dont elle a fait preuve dans les rafles et les déportations de juifs, en 1944. Selon une note de Yad Vashem (le mémorial de l’Holocauste), «les gendarmes étaient si cruels dans leur façon de traiter les juifs hongrois que même certains nazis en étaient choqués».

Une telle référence historique à une institution aussi décriée n’a pas l’air de gêner la nouvelle équipe municipale. Concrètement, une équipe de 10 membres permanents patrouillera dans la ville pour signaler à la police les infractions. La municipalité leur fournit deux voitures, des uniformes et des téléphones radio. Mais pas d’arme, la loi l’interdit. « Ils appellent ça une gendarmerie, mais c’est plutôt une milice citoyenne » considère quant à lui l’ancien maire Attila Rozgonyi. En effet, aucun concours ni formation ne sont nécessaires pour y entrer, au contraire de la gendarmerie française ou de nos polices municipales.

Dernier point clé dans la lutte contre la criminalité : le lancement d’une procédure contre 18 usuriers qui sévissent dans les quartiers roms. Erik Fülöp leur a en plus collé le fisc sur le dos. Il veut faire de cette intervention un exemple pour tout le reste du pays:

Ces types qui n’ont jamais travaillé un jour de leur vie se baladent toujours dans des voitures flambant neuves.

L’ancien maire avait également pointé ce problème, malheureusement très fréquent chez les Roms qui en sont les premières victimes.

Erik Fülöp sait que sa ville est observée. Il veut en faire une vitrine du Jobbik, pas seulement en matière de sécurité. Il affirme donc avoir baissé son salaire et celui de ses adjoints – curieusement, son prédécesseur m’a affirmé que le maire adjoint avait au contraire été augmenté. Il a aussi mis fin à la gestion « dispendieuse » de l’équipe précédente, notamment en sabrant dans les programmes d’emplois publics… Une décision aux conséquences dramatiques pour la communauté tsigane.

Résignés, les Roms attendent des jours meilleurs

Après une heure passée à écouter Erik Fülöp déblatérer sur les merveilleuses réformes qui feraient de sa ville la meilleure capitale de Hongrie, Anna et moi quittons la mairie pour voir l’envers du décor. Nous nous rendons dans le quartier Rom de Bud, où nous avons rendez-vous avec le leader de la communauté, Ferenc Poczkodi. Il nous guide à vélo jusqu’à chez lui.

L’endroit est calme : un alignement de maisons basses aux couleurs vives, déserté en cet après-midi ensoleillé. Nous entrons dans la charmante petite demeure verte de Ferenc, où il vit avec sa famille. Il y a des fleurs partout, sur chaque recoin de chaque meuble. « Ma mère aime les fleurs », se justifie-t-il… Tout est rangé, propre, impeccable : une maison modèle, bien loin des descriptions apocalyptiques faites par le maire. La situation est peut-être différente dans le quartier de la rue Szelec, mais ici, rien à redire. Ferenc nous propose un café. Il est simple, sincère, direct, un peu résigné, un peu triste aussi.

Il a des mains de travailleurs : c’est un ouvrier, il travaille depuis 25 ans à l’usine pharmaceutique. Il y est le dernier Rom encore en poste.

Avant, on était plusieurs centaines, mais maintenant, il n’y a plus de boulot.

D’autant que le programme de travaux publics, qui auparavant employait 630 personnes (dont une moitié de Roms), a presque disparu : il ne reste que 42 postes, souvent à temps partiel. Pour un Tsigane, trouver un emploi dans le coin est presque devenu mission impossible : « Quand un Rom est candidat par téléphone, on lui dit oui, il y a des places. Mais quand il se présente et qu’on le voit, bizarrement, il n’y en a plus», lance Ferenc. Beaucoup de préjugés circulent sur sa communauté, regrette-t-il : « Si un Rom fait quelque chose de mal, personne ne dit “c’est untel qui a volé”. Les gens disent “encore un coup des Roms !” »

Ce n’est pas avec l’actuelle équipe municipale que les choses risquent de s’arranger : Ferenc a tenté en vain d’obtenir un rendez-vous avec le maire, qui l’a renvoyé sur ses adjoints. « Cela se passait bien mieux avec l’ancien maire, on pouvait discuter… », soupire-t-il. L’avenir lui paraît sombre. En plus de la gendarmerie, il n’est pas exclu que l’extrême droite envoie un jour patrouiller sur place l’une de ses milices, comme la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület. « Et ça ferait encore monter la tension… » L’entretien se termine sur cette note pessimiste. On prend quelques photos sur le pas de sa porte et il me lance:

Vous pourrez m’envoyer l’article? Parce que vous savez, on a internet!

Il est fier de lui et il a bien raison.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI

Retrouvez les précédents articles du reportage en Hongrie : La Garda meurt mais ne se rend pas, Au coeur du quartier rom à Gyöngyöspata et Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza

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Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza http://owni.fr/2011/05/11/3-hongrie-patrouille-avec-la-milice-de-hajduhadhaza/ http://owni.fr/2011/05/11/3-hongrie-patrouille-avec-la-milice-de-hajduhadhaza/#comments Wed, 11 May 2011 08:31:16 +0000 Stéphane Loignon http://owni.fr/?p=61831 Retrouvez les précédents articles du reportage en Hongrie : La Garda meurt mais ne se rend pas et Au coeur du quartier rom à Gyöngyöspata

Hajdúhadháza, 24 mars 2011

Facebook, c’est sympa, ça aide les Tunisiens à renverser Ben Ali, les Égyptiens à faire dégager Moubarak… Et le leader de l’extrême droite hongroise, Gábor Vona, à mobiliser des miliciens pour les envoyer patrouiller dans les quartiers roms. Il l’annonce sur sa page perso:

En avril, les habitants de Hajdúhadháza offriront le gîte et le couvert à 200 miliciens.

Pas sûr que tout le monde like, a fortiori la communauté tsigane.

Trois heures de route séparent Budapest de Hajdúhadháza. Cette petite ville d’une douzaine de milliers d’habitants est nichée à l’extrémité Est du territoire, à l’autre bout de la « Puszta » : une plaine quasi désertique et marécageuse, qui fait la fierté des Hongrois si j’en crois ce que m’a raconté János Farkas, le leader rom de Gyöngyöspata, le précédent village que j’ai visité. Sur ce point, je choisis ne pas le croire. C’est vide, laid, interminable…

On arrive sur la place avec Anna, ma merveilleuse interprète, et son fils János, âgé de 3 mois. Tous les deux m’ont déjà escorté à une manif du parti d’extrême droite Jobbik il y a quelques jours. Cette fois-ci, nous devons rencontrer la milice Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, qui organise la venue prochaine des renforts évoqués par Gábor Vona sur Facebook. Grâce à moi, le petit János aura sans doute croisé plus d’extrémistes en une semaine que dans tout le reste de son existence. Espérons que ça ne lui laisse pas trop de séquelles.

Un contrôle d’identité sous nos yeux

En apparence, l’endroit est presque charmant : des maisons proprettes, une immense église jaune poussin, une vaste place carrée encadrant un petit parc. Roms et non-Roms s’y baladent paisiblement. Trompe l’œil ? Un rapide micro-trottoir nous suffit à le vérifier. « Il y a des problèmes de vols avec les Tsiganes, tous les gens d’ici vous le diront », nous explique une veille dame. Une autre passante nous répète effectivement la même chose. Deux jeunes Roms marchent non loin de là. Ils ont 17 et 18 ans et sont au top de leur style d’ado : lunettes de soleil, t-shirt moulant, piercing à l’oreille, pento plein les cheveux…

Ils nous racontent qu’avant la création de la milice que nous allons rencontrer, ils étaient plus tranquilles. Ils craignent de ne plus pouvoir venir squatter sur cette place. Dommage, ils aiment bien l’endroit. Ils s’en vont, se posent sous l’arrêt de bus. Deux flics se garent et se dirigent vers eux. On met pas les pieds sur les bancs les enfants. Contrôle d’identité. Évidemment les petits vieux à côté n’y ont pas droit. Les policiers repartent. Ils n’ont pas le droit de parler aux journalistes, mais nous lâchent quand même quelques mots :

Ici, la situation n’est pas glorieuse, ça nous fera pas de mal d’avoir un peu de renforts…

En voiture, avec le député-milicien

A propos de renforts… Le député Jobbik local, Rubi Gergely, sort de la mairie où il vient de négocier l’autorisation de faire venir les 200 miliciens de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület dans quelques semaines. Ce jeune élu d’une trentaine d’années, très souriant et courtois, sera notre guide aujourd’hui. C’est un pro de la com’. Son objectif du jour : nous prouver que lui et ses amis ne sont pas une bande de nazis.

Au volant de sa voiture de milicien, ornée de blasons des Árpád (la première dynastie royale de Hongrie) sur les ailes et le coffre, il nous amène à la brasserie Turul, du nom du faucon mythique symbole du nationalisme hongrois. L’intérieur du café dépasse toutes mes espérances : drapeau hongrois, horloge à l’effigie d’Árpád, poster représentant la gendarmerie royale hongroise et, trônant au centre du mur, un large portrait de Miklós Horthy, régent de Hongrie de 1920 et 1944. Pour l’extrême droite et une partie de la droite, c’est un héros national ; pour les socialistes et les libéraux, c’est le Pétain magyar. Le serveur au crâne rasé nous amène un verre.

L’entretien commence, on parle déco. Horthy, vous l’aimez bien? Rubi m’explique :

C’est une figure exemplaire, il a fait énormément de choses pour la nation. Souvent, on l’associe à la déportation des juifs, mais lui n’a jamais fait de différence entre juifs, non juifs et Roms de Hongrie. Il voulait que personne ne soit déporté.

Pour mémoire, deux tiers des juifs hongrois ont péri durant la seconde guerre mondiale. Certes, la majorité des juifs déportés l’ont été eux après qu’Horthy a dû laisser le pouvoir aux Croix Fléchées, en octobre 1944. Mais c’est bien sous Horthy qu’a été signée l’alliance avec l’Allemagne nazie et qu’ont été votées plusieurs lois antisémites.

On passe à l’autre affiche. «Toutes les gendarmeries d’Europe ont pris pour modèle la gendarmerie royale hongroise», m’explique Rubi. Dissoute en 1945, son efficacité est restée légendaire au yeux de tous les élus d’extrême droite que j’ai rencontrés. Évidemment, aucun d’entre eux n’évoque son rôle actif dans la déportation des juifs en 1944. Sa recréation figure parmi les priorités du Jobbik et l’émergence de milices s’inscrit dans une logique palliative, tant que le parti n’est pas au pouvoir .

Rubi soupire :

Depuis l’année dernière, le gouvernement a dépensé des milliards de forints pour assurer la sécurité des diplomates européens qui viennent en Hongrie. Alors que souvent, en province, il n’y a même pas une voiture qui permette à la police de patrouiller normalement.

C’est pourquoi lui et une quinzaine d’autres habitants du coin ont créé l’été dernier l’antenne locale de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, qui compte maintenant une quarantaine de membres, tous bénévoles.

« Là-bas, un voleur de bois ! »

Si j’en crois Rubi, la ville fait course en tête dans les statistiques de criminalité. Il me raconte un fait divers récent, particulièrement sordide. « Dans une rue toute proche, la police a attrapé des kidnappeurs qui avaient enlevé une femme de 31 ans à Debrecen, à 15 kms. Ils lui ont collé un couteau sous la gorge, l’ont embarquée dans le train, descendue ici. Ils lui ont pris toutes ses fringues et l’ont mise à côté de la nationale pour qu’elle se prostitue. Là, elle a pu s’échapper… » Il enfonce le clou :

Dans le coin, c’est banal que des filles de 12 ou 13 ans soient contraintes de se prostituer. Dans une des écoles primaires, il y a eu une épidémie de syphilis. Une gamine de 13 ans a contaminé toute une classe. C’est vraiment triste.

En rajoute-t-il pour m’impressionner ? Je ne sais pas. Je lui demande si les Roms sont responsables de cette criminalité, il ne dérape pas. « Pas uniquement eux. Les gens pauvres, ils sont obligés d’aller voler. Et ça énerve ceux à qui ils volent… », m’explique-t-il, philosophe. Il regrette le temps où les « vajda » (leaders Roms) collaboraient avec les autorités pour livrer à la police les délinquants :

Depuis une vingtaine d’années, ça ne fonctionne plus. Les Roms ont cessé d’exclure les éléments criminels de leur communauté…

La « polgárőrseg » (milice) qu’il a créée ici est censée remettre de l’ordre dans tout ça. Rubi me présente l’homme qui est à sa tête, un moustachu à casquette militaire d’une quarantaine d’années. Il est ouvrier la semaine et «polgárőr» sur son temps libre. Lui et ses petits camarades patrouillent de nuit, à pieds, par groupe de 6 à 8. Ils ne sont pas armés. « C’est interdit, nous respectons la loi, insiste-t-il, nous avons juste le droit de retenir les suspects sur place jusqu’à l’arrivée de la police. Ce sont eux qui mettent les menottes ». Les vols de bois constituent la majorité des délits dont il est témoin. D’après Rubi, leur fréquence aurait baissé de 90 % depuis que les miliciens font des rondes. Une estimation sans doute exagérée.

C’est l’heure de les voir en action. Rubi nous emmène patrouiller en voiture. On traverse la ville, en direction de la forêt. Le long de la route, un vieil homme pousse une charrette remplie de branches. Rubi le remarque, mais, décidé à se montrer clément, il ne s’arrête pas :

C’est un voleur de bois. Il ne l’a pas coupé, il n’a fait que ramasser des bouts par terre, pour cuisiner et se chauffer, parce qu’il est pauvre. Donc on le laisse tranquille.

Au contraire de ceux qui scient les arbres pour les revendre. « En deux mois, on en a attrapés 400, dont 100 ont été traduits en justice », précise-t-il. On quitte Hajdúhadháza pour rejoindre la localité voisine, Bocskaikert. Rubi y a rendez-vous avec le maire pour l’avertir officiellement de la venue prochaine des 200 miliciens. Sur le chemin, on passe devant la gare, censée être un haut lieu du crime local. Évidemment, rien ne s’y passe, l’endroit est vide.

Entre nationalistes Jobbik et Fidesz, en famille

On se gare devant la mairie de Bocskaikert, joli petit édifice à l’allure vaguement baroque, au fond d’un grand jardin. Le représentant local du Jobbik nous accueille : c’est une armoire à glace moustachue au crâne rasé, vêtue d’un polo blanc moulant sur lequel est brodé un magnifique Turul sur fond de drapeau Árpád. Classe. Lui et Rubi partent voir le maire : «On en a pour cinq minutes, nous disent-il, à moins que vous ne vouliez venir ? » Bien sûr qu’on veut venir.

Le maire, Szőllős Sándor, accepte gentiment notre présence. Il est membre du parti conservateur actuellement au pouvoir, le Fidesz. Au-dessus de son bureau, j’aperçois une immense carte de la grande Hongrie, avec les frontières de 1914 (avant le traité de Trianon de 1920, qui a réduit des deux tiers le territoire magyar). Anna me souffle que la bibliothèque est remplie d’œuvres de Wass Albert, l’écrivain de référence des nationalistes hongrois. On n’est donc pas surpris de voir le maire et Rubi bien s’entendre. La réunion commence.

Rubi avertit officiellement Szőllős Sándor de la venue des 200 miliciens, le maire sourit :

Si des gens aident à garantir la sécurité publique, on ne va pas s’en offusquer…

Ils discutent ensuite des endroits qui posent problème, de quelques cambriolages récents, puis déplorent le côté trop épisodique de l’engagement des citoyens dans les patrouilles civiles. L’ambiance est bon enfant. Rubi fait des grimaces au petit János, qui ignore superbement cette tentative de connivence. Le représentant du Jobbik prévient le maire qu’il compte créer une antenne de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület à Bocskaikert. Pas de problème apparemment. Tout ce petit monde se sépare bons amis.

Les relations entre le Fidesz et le Jobbik sont ambiguës. Officiellement, le gouvernement est opposé à la venue de milices dans les villages. Mais lors de la précédente action de ce genre, à Gyöngyöspata, rien n’a été fait pour disperser les miliciens. Indifférence ? Connivence idéologique ? La politique nationaliste menée par le Fidesz depuis son arrivée au pouvoir est en tout cas parfois très proche des idées du Jobbik. Exemple parmi d’autres, la nouvelle constitution concoctée par le Fidesz accorde le droit de vote aux « Hongrois de l’extérieur » : les minorités d’origine magyare qui se sont retrouvées hors du territoire après 1920. Une date honnie par toute la droite, marquant la fin de la grande Hongrie tant regrettée par Szőllős Sándor et Rubi Gergely…

« Vous venez ici pour poser des bombes ? » Heu, non…

Nous repartons en voiture avec Rubi et décidons d’aller jeter un œil au quartier rom. En véhicule de milicien, ce n’est pas forcément l’idée du siècle, mais on veut quand voir même à quoi ça ressemble. Sur le chemin, Rubi peste contre les libéraux qui, selon lui, montent les Roms contre sa milice :

A cause d’eux, les Tsiganes nous traitent de racistes et de nazis. Pourtant, le chef de notre milice a sauvé un jeune Rom du suicide. Il lui a retiré la corde du cou.

L’anecdote me fait penser à Jean-Marie Le Pen qui tentait de prouver qu’il n’était pas raciste en expliquant avoir déjà employé des noirs.

On s’arrête à un carrefour. Devant nous, le quartier rom : un alignement de maisons jaunes ou vertes que rien ne distingue des autres. On est au milieu de l’après-midi, l’endroit est désert. Rubi m’indique une habitation toute proche et me raconte un fait divers qui s’y est déroulé :

Ici, cinq jeunes Roms sont entrés dans le jardin et ont commencé à ramasser tout ce qui avait de la valeur. Le propriétaire, un Monsieur de 61 ans, est sorti. Ils lui ont cassé le bras, les cotes et il a eu une cicatrice de 13 cm sur le crâne. Sa mère de 81 ans est venue l’aider. Elle a été battue. Depuis elle est à l’hôpital, entre la vie et la mort. Les jeunes sont partis, puis revenus au bout d’une demi heure, ils ont fouillé la maison et piqué 4000 Ft (15 euros).

Depuis le siège arrière où je suis installé, je sors mon appareil et prends quelques clichés. Au loin une voiture blanche sort d’une ruelle, je n’y fais pas attention. Elle se rapproche et s’arrête à notre hauteur. Le conducteur m’engueule en hongrois, je ne comprends rien à ce qu’il me dit. Il a l’air très énervé que j’aie pris des photos. C’est un Rom d’une quarantaine d’années. Rubi nous conseille de ne rien répondre : « Vous occupez pas lui, c’est le mafieux du coin».

C’est aussi l’un des animateurs d’une contre-manifestation qui sera prochainement organisée par les opposants à la milice. Est-il vraiment un mafieux? Aucune idée. Mais sur le coup, je ne suis pas rassuré. Le type descend de voiture et se dirige vers nous en criant, Anna traduit en direct :

Vous faites des repérages et vous reviendrez le soir pour poser des bombes, c’est ça ?

Curieuse association d’idées qui donne le ton de l’ambiance sur place. Rubi reste à l’arrêt, serein. L’homme passe à ma hauteur, voit que je ne capte rien, aperçoit Anna et son fils de trois mois et commence à nous trouver bizarres pour des miliciens. Quand il se rend compte que c’est le député qui nous conduit, il se calme instantanément. Rubi est intouchable, trop haut placé. Tous deux se tutoient et plaisantent comme de vieux amis :

- Alors, tu fais tes petites patrouilles ?

- Oui, oui. Ce sont des journalistes. J’ai du mal avec les médias, tu sais…

Chacun se salue et on quitte le quartier. Rubi est content, il a eu le beau rôle, il nous a sauvés.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI

Retrouvez la suite de la série du reportage en Hongrie : [4] Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite

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Au coeur du quartier Rom à Gyöngyöspata http://owni.fr/2011/05/10/2-hongrie-au-coeur-du-quartier-rom-a-gyongyospata/ http://owni.fr/2011/05/10/2-hongrie-au-coeur-du-quartier-rom-a-gyongyospata/#comments Tue, 10 May 2011 09:56:22 +0000 Stéphane Loignon http://owni.fr/?p=61830 Retrouvez la première partie de ce grand reportage en Hongrie.

Gyöngyöspata, 18 et 20 mars 2011

Des champs, des vignobles et, entre deux collines de cette plaine vallonnée, quelques centaines de maisons amassées : le hameau d’apparence paisible que j’aperçois depuis la voiture s’appelle Gyöngyöspata et n’a jamais autant fait parler de lui qu’en ce moment. Deux semaines durant, jusqu’à la veille de mon arrivée, plusieurs centaines de miliciens de l’organisation Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület se sont installés dans ce village de 2.850 âmes, pour tenir en respect les quelques 400 Roms locaux qui, selon eux, rendent la vie infernale aux non-Roms.

Hébergés sur place par des habitants solidaires de leur action, ils ont patrouillé dans le quartier rom, monté la garde devant le supermarché, suivi les Tsiganes dans tous leurs déplacements, intimidé les enfants… Sans que la police n’intervienne. Le mouvement d’extrême droite Jobbik a publiquement soutenu cette opération et, selon toute vraisemblance, l’a même organisée. Son représentant local, Oszkár Juhász, dément et assure que c’est la population locale qui a appelé la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület à l’aide :

C’est un phénomène d’entraide entre Hongrois contre la criminalité tsigane, devant laquelle le gouvernement ferme les yeux !

A l’origine de l’affaire, un fait divers: un retraité s’est suicidé cet hiver, désespéré par les innombrables délits commis par les Roms, si l’on en croît l’extrême droite. Selon les Tsiganes, cette mort tragique n’a rien à voir avec eux. Et la venue de ceux qu’ils appellent les « gardistes » – en référence à l’ancienne Magyar Gárda - serait plutôt liée au refus de la communauté non-rom de voir s’installer dans leurs quartiers des Tsiganes relogés à la suite d’une inondation. Ici, on ne se mélange pas, comme j’ai l’occasion de le vérifier dès mon arrivée.

“Ah, vous cherchez le quartier rom ?”

Je suis accompagné d’un journaliste français installé à Budapest, Corentin Léotard, rédac’ chef d’un excellent site d’information francophone sur l’actualité hongroise, Hu-lala.org. Il possède quelques rudiments de hongrois, moi non. En l’absence d’interprète, c’est à lui qu’incombe ce rôle. « Pas gagné », me prévient-il. Nous roulons lentement dans la ville à la recherche de Bem utca, où nous avons rendez-vous avec János Farkas, le leader de la minorité rom. En suivant consciencieusement les indications qu’il nous a données par téléphone, fort logiquement, on se perd.

Une dame d’une soixantaine d’années marche le long de la rue, je m’arrête à sa hauteur. Elle porte une cocarde, s’abrite sous un parapluie blanc et rouge, aux couleurs de la dynastie d’Árpád ; les rayures des lanières de son gilet évoquent le drapeau hongrois. L’élégance nationaliste dans toute sa splendeur.

Corentin baisse la vitre et fait étalage de sa maîtrise de la langue magyare. Miracle : elle comprend ! Bem utca ? Elle ne connaît pas, mais elle va demander à l’une de ses amies. Nous rejoignons une seconde vieille dame au look plus conventionnel. Elle est charmante et nous indique patiemment notre route, jusqu’à ce qu’une intuition foudroyante la saisisse :

Ah, vous cherchez le quartier rom ?

Le ton se fait nettement moins cordial. « Vous êtes journalistes, c’est ça ? » Soudain, elle retourne sur ses pas et nous plante là, sans nous saluer.

Une cinquantaine de mètres plus loin, un carrefour: une route boueuse sur la droite, des gamins qui jouent au milieu de la rue, voilà le quartier rom. Rapidement, deux jeunes d’une vingtaine d’années nous rejoignent, posent le bras sur la voiture et commencent à parler… On ne sait pas ce qu’ils racontent, si ce n’est qu’ils aimeraient qu’on leur donne de l’argent.

Corentin stresse: « C’est quoi le nom du mec chez qui on va déjà ? » Je l’ai oublié, je sais plus, je confonds tous les noms hongrois, sans discrimination. Les petits jeunes se font plus pressants, je ne capte pas un mot, mais je sens bien qu’on n’est pas loin de se faire embrouiller. Petite montée d’adrénaline : « Tu le retrouves pas, tu le retrouves pas ? » Heu non, non, non… Si, ça y est ! Je l’ai. «János Farkas !» Sésame, ouvre-toi. Tout le monde se détend et on nous indique bien volontiers le chemin.

Chez les Farkas, leaders tsiganes

On se gare devant une grande maison, deux étages de béton beige et brique rouge, au fond d’une allée qui descend à l’extrémité basse de la ville (en zone inondable, apprendrai-je plus tard). Un petit homme en sort, la cinquantaine, brun, moustachu et ridé : c’est János Farkas, le père. Il nous fait signe de rentrer. A l’intérieur, deux hommes sont attablés avec lui dans la cuisine : son fils, János Farkas aussi, la trentaine, et Zoltán Lukács, un jeune Rom diplômé de droit dans une université de Budapest. La pièce est surchauffée et enfumée au possible, papy Farkas crie à sa petite fille : « Amène vite un café à ces messieurs ! » L’interview peut commencer.

Je m’aperçois que Zoltán parle un peu anglais: on pose des questions simples, il les traduit, on enregistre les réponses en hongrois des Farkas père et fils, que je fais traduire par une amie quelques jours plus tard. C’est parti pour une heure d’interview 100 % à l’aveugle, à fumer clope sur clope en hochant la tête pour faire semblant d’avoir compris. Le jeune Farkas, successeur de son père au poste de leader de la «collectivité locale minoritaire», commence :

Les miliciens nous provoquaient continuellement. Ils marchaient au pas dans notre rue, à 6 heures du matin, en chantant des airs nationalistes. Une femme a même accouché prématurément tant elle a eu peur.

Le père s’emporte:

Ils hurlaient: c’est la fin du tsigane ! La Hongrie n’a pas besoin du tsigane ! Ils nous traitaient de parasites et de fainéants. On a vécu dans la terreur durant 17 jours. Et pendant ce temps là, la police du comté sympathisait avec eux…

Beaucoup de parents n’osaient même plus envoyer leurs enfants à l’école. «Certains instituteurs disaient aux enfants : attention, soyez sages, sinon je vous mets dehors chez les gardistes…», reprend János fils.

La venue de la milice a durablement exacerbé les tensions dans le village. Zoltán Lukács a assisté à une réunion organisée par la mairie pour apaiser les esprits : «La majorité de la population hongroise était satisfaite du travail des miliciens. Ils disaient que la délinquance a diminué grâce à eux. Le Jobbik a essayé d’accentuer la colère de la population locale à l’encontre des Tsiganes. Et il a réussi», soupire-t-il.

Est-il exact que des délits sont commis par des membres de la communauté rom ? «Il y a des problèmes avec deux ou trois familles, admettent-ils, mais ce n’est pas une raison pour condamner tous les Roms.» Quels types de délits? «Des petits vols de bois, pour faire cuire de la nourriture.» On me donnera plus tard une version assez différente.

Ça tient presque du miracle, mais durant les deux semaines où les miliciens étaient là, il n’y a pas eu de violence. Ces derniers n’étaient pas armés et les Roms n’ont pas cédé aux provocations, grâce au travail des Farkas. «Nous avons fait des efforts jour et nuit pour qu’il n’y ait pas d’affrontement», raconte le père. La milice est partie hier, mais les Roms restent sur leur garde : «Nous ne savons pas à quoi ressemblera notre futur. Peut-être que nous demanderons l’asile politique chez vous», me lance-t-il. Sous le gouvernement actuel, peu de chances que leur requête soit couronnée de succès. Tandis qu’on se salue chaleureusement, Papy Farkas me gratifie d’une dernière déclaration solennelle :

J’aimerais remercier mes lecteurs sur internet. Je leur souhaite force et santé, au nom de tous les Tsiganes de Gyöngyöspata.

Message transmis.

La ségrégation, jusque dans les toilettes

Deux jours plus tard, je retourne à Gyöngyöspata en compagnie d’un groupe d’activistes des droits de l’homme. Ils y organisent une distribution de nourriture pour les Roms et comptent cuisiner sur place un goulash au paprika pour la famille Farkas. Quand nous arrivons en ville, nous apercevons sept miliciens en uniforme plantés devant le supermarché : la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület est bien partie il y a quelques jours, mais elle a monté une antenne locale.

Nous poursuivons notre chemin, croisons une patrouille de policiers en station à l’entrée du quartier du Rom, et rejoignons la demeure des Farkas. Quasiment toute la communauté est rassemblée devant la maison. Des dizaines et des dizaines et de gamins, d’ados et de mères de famille font le pied de grue en attendant que les Farkas répartissent les provisions apportés par les bobos de Budapest.

A l’intérieur, je retrouve papy Farkas, toujours très avenant. Avec l’aide d’un activiste qui accepte de jouer l’interprète, il m’explique comment lui et sa famille survivent. Ils sont 15 à vivre dans cette maison, trois générations. Personne n’a de travail. «Moi j’avais l’habitude d’aller à l’usine à Budapest.» Quand ? «En 91, 92.» Depuis, rien, à part de temps à autres des boulots saisonniers ou des travaux publics. Son histoire est typique de celle des Roms de l’Est hongrois, si j’en crois ce que m’a expliqué plus tard le politologue Krisztián Szabados, du Political Capital Institute [en hongrois] :

Les Tsiganes ont été sédentarisés par le régime communiste, dans un but d’assimilation. Des quartiers ont été créés pour les Roms, notamment dans l’Est du pays, et ces derniers pouvaient travailler dans les usines d’Etat. Au début des années 90, elles ont fermé. Les Roms se sont retrouvés sans qualification, installés dans des zones sans emploi. Ils ont été les grands perdants de la transition.

D’après Gábor Kézdi, chercheur à la Central European University de Budapest, en 1989, chez les Roms, 85 % des hommes et 53 % des femmes âgés de 15 à 49 ans travaillaient. Quatre ans plus tard, en 1993, ces taux ont été divisés par deux (respectivement 39 % et 23 %). Ils sont restés depuis à ce niveau. «Depuis 21 ans, toute une génération a grandi sans pouvoir travailler. C’est ce qui a créé des tensions. Tant qu’il y avait du travail, il n’y avait aucun problème», soupire János Farkas. Comme beaucoup de foyers roms ruraux, sa famille doit survivre avec les minimas sociaux et les allocations familiales : 28 500 Forint (106 euros) par famille de revenu minimum, plus 28 500 Ft mensuels pour une femme en congé maternité et 13.000 Ft supplémentaires par enfant (49 euros).

Dans la cuisine, je discute avec Beatrix, 15 ans, la petite fille de papy Farkas, et deux de ses amies (dont une a 20 ans, est enceinte de son quatrième enfant et fume, pour l’anecdote). A l’école, Roms et non-Roms sont mélangés, m’expliquent-elles. Ce n’est pas le cas partout en Hongrie : les jeunes Roms sont souvent regroupés dans des classes spéciales pour enfants défavorisés. Ils ont 15 fois plus de chances d’y être affecté que les non-Roms, d’après ERRC, une ONG qui défend leur droits. Ici, la ségrégation existe tout de même… aux toilettes, me raconte Beatrix :

Figurez-vous qu’on a pas le droit d’aller à celles du haut ! Il y a un grand panneau : pas de tsiganes. Celles du bas ne fonctionnent pas. Du coup, je préfère me retenir et aller chez moi.

Elle et ses copines n’ont pas beaucoup de relations avec les non-Roms, même si elles ne seraient pas contre. «Une fois, sur le terrain de foot, on a invité les Hongrois à venir avec nous. Ils ont ri et ils nous ont dit : non, parce que vous êtes des Tsiganes qui puent!», se souvient l’amie de Beatrix.

Ils crient “Suce ma bite” aux vieilles dames

En repartant en fin d’après-midi, j’aperçois à nouveau le groupe des sept  miliciens, qui patrouille dans la rue frontière entre quartiers rom et non-rom. Je vais à leur rencontre, accompagné d’un activiste qui fait l’interprète. Ils sont en uniforme: rangers et pantalon noirs, blouson assorti et gilet sans manche orné du blason rouge et blanc de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület. Ils ont entre 20 et 40 ans ; tous habitent le village.

Parmi eux, une femme blonde, 1m80, des yeux bleus, assez belle: Ludànyi Miléna, 39 ans. Elle s’avance vers moi. Je lui dis que je suis journaliste et lui demande ce qu’ils font, elle m’envoie balader : «Adressez-vous à notre service de presse.» Je lui réponds «Oui oui, bien sûr» et lui repose la même question, en montrant que je n’enregistre pas. Elle me dit qu’ils n’ont rien contre les Roms, mais qu’ils luttent contre la criminalité.

Elle me parle de sa grand-mère, qui a 81 ans. Elle habite à côté, à 50 mètres du quartier rom, et s’est fait cambrioler trois fois ces dernières années. Elle sonne à une porte, fait sortir son aïeule de la maison, une très vieille dame, qui marche avec difficulté. Milena a les larmes aux yeux, comme ces mères Roms qui tout à l’heure me racontaient leur angoisse des semaines passées. Malheureusement, elle doit partir.

Je poursuis l’interview le lendemain, par téléphone : «Les Roms volent tout ce qu’il y a dans le jardin de ma grand-mère. Elle est faible, désarmée. Elle a peur pour sa vie. Que va-t-il se passer si des cambrioleurs la poussent ?» Elle poursuit : « Ils piquent tout, les fils électriques, les tuiles, les poutres… » Gyöngyöspata est entouré de vignobles. «Avant, il y avait 60 caves», m’explique-t-elle. «Maintenant il n’en reste plus que 4, à cause des vols.» Milena va voir la sienne toutes les semaines pour réparer ce qui a été endommagé, par principe. Elle est excédée :

Les Roms sont jour et nuit dans la rue, car ils ne travaillent pas. Au lieu de dire bonjour, ils crient « Suce ma bite », même aux vieilles dames.

Alors, comme 30 autres habitants du village, Milena s’est portée volontaire pour patrouiller dans l’antenne locale de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület. Chez les non-Roms, la milice est massivement soutenue. Plus de 1 000 habitants ont signé une pétition en sa faveur. Elle est venue combler un manque évident de moyens de la part de l’Etat.

Oszkár Juhász, représentant local du Jobbik et candidat malheureux aux dernières municipales, se félicite de l’opération qui vient de s’achever : «Avant l’arrivée des miliciens, il n’y avait qu’un policier dans la ville. Désormais, il y en a deux en permanence. » Pour lui comme pour son mouvement, le coup est réussi. Le Jobbik passe pour le sauveur des Hongrois ruraux harcelés par les Roms et négligés par les grands partis de Budapest. A leurs yeux, l’action est un modèle à reproduire ailleurs, quitte à embraser les campagnes. Leur leader, Gábor Vona, a prévenu :

Gyöngyöspata est un exemple pour le futur.

Prochaine cible pour eux, prochaine destination pour moi : Hajdúhadháza.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI

Retrouvez la suite de la série du reportage en Hongrie : [3]Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza et [4] Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite

Illustrations Flickr CC Dumplife

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La Garda meurt mais ne se rend pas http://owni.fr/2011/05/09/hongrie-garda-nationalisme-extreme-droite-racisme-1/ http://owni.fr/2011/05/09/hongrie-garda-nationalisme-extreme-droite-racisme-1/#comments Mon, 09 May 2011 12:56:18 +0000 Stéphane Loignon http://owni.fr/?p=61829

Who are they ? Nazis ?

C’est vrai qu’on pourrait s’y méprendre…

Budapest, 15 mars 2011, jour de la fête nationale hongroise. Un touriste anglais me demande qui sont ces centaines de crânes rasés qui s’installent tranquillement sur la place des Héros, à quelques mètres du musée des Beaux-Arts. Sous un soleil éclatant et dans une atmosphère bon enfant, la garde nationale hongroise, une milice liée au parti d’extrême droite Jobbik, prend possession des lieux pour commémorer la date anniversaire de la révolution de 1848. Venues des quatre coins de Hongrie, les garnisons de «gardistas», ainsi qu’on les appelle ici, débarquent progressivement et quadrillent l’endroit en longues rangées, sous l’œil bienveillant de quelques dizaines de sympathisants.

Tous arborent la même tenue : treillis, casquette de camouflage assortie, bottes de cuir et polo vert orné de l’écusson rouge et argenté d’Árpád, la première dynastie royale de Hongrie (896-1301). Un emblème de sinistre mémoire, associé au parti fasciste des Croix Fléchées qui a gouverné la Hongrie entre octobre 1944 et mars 1945.

Sous l’uniforme, des skinheads, mais pas seulement : des vieux moustachus, des hardos et quelques femmes viennent donner un peu de diversité à cette foule déguisée en armée. Rien de dangereux là-dedans, au contraire, m’explique avec un grand sourire et dans un anglais approximatif Eva, gardista d’une quarantaine d’années :

C’est une démonstration pacifique. Nous sommes une organisation civile, dont le but est de sauver la Hongrie.

Sauver la Hongrie ? « Oui, sauver la Hongrie normale. » La Hongrie normale ? Elle reste évasive…

Objectif ? “Préparer spirituellement et physiquement la jeunesse…”

Cette sympathique bande de défenseurs de la normalité magyare est l’une des milices issues de l’ancienne Magyar Gárda, la garde hongroise, interdite depuis une décision de la Cour d’appel de Budapest en juillet 2009. Créée en 2007 par l’actuel leader du mouvement d’extrême droite Jobbik, Gábor Vona, la Magyar Gárda comptait plus d’un millier de membres avant sa dissolution. Officiellement, elle se présentait comme une association culturelle dont l’objectif était de « préparer spirituellement et physiquement la jeunesse pour des situations hors du commun où la mobilisation du peuple serait nécessaire ». En d’autres termes, l’armée de réserve du Jobbik.

Dans les faits, elle était utilisée par le parti pour réaliser des coups médiatiques : la Gárda débarquait dans des villages (Tatárszentgyörgy, Tiszalök, Kiskunlacháza…), si possible aux lendemains de faits divers sordides, et paradait aux abords des quartiers roms, pour protester contre «la criminalité tsigane». C’est pour cette raison qu’elle a été prohibée, le tribunal ayant considéré son existence comme une menace pour la communauté rom.

Aujourd’hui, toute personne portant l’uniforme de la Magyar Gárda est ainsi passible d’une amende de 50 000 Forint (Ft, 188 euros). Mais loin de mettre à terme à l’existence de cette milice, ce bannissement n’a eu pour effet que de l’éclater en une multitude d’associations ou fondations, poursuivant peu ou prou les mêmes activités sous d’autres noms : la Magyar Nemzeti Gárda (garde nationale hongroise), ici présente, la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület, l’association des patrouilles civiles pour un plus bel avenir, ou encore le Betyarsereg, l’armée des brigands.

Même certains députés Jobbik s’y perdent : « au moins 4 ou 5 groupes se sont formés après la dissolution. Moi, je les appelle tous Magyar Gárda ! », avoue Márton Gyöngyösi. Mais à la différence de leur ancêtre, ces organisations sont légales, tant qu’elles ne causent pas de violence et ne portent pas d’armes. La manifestation d’aujourd’hui est censée l’être elle aussi. Ce qui n’empêche pas la police de la disperser au bout d’une heure et d’embarquer au passage quelques polos verts un peu trop virulents…

La “criminalité tsigane”, un discours vendeur

C’est sur le thème de l’insécurité dans les campagnes que le Jobbik et la Gárda ont construit leur popularité. Pour eux, les coupables sont tout désignés : les Roms. Pour Gábor Miklosi, journaliste politique chez Index.hu, le principal site d’information hongrois, ce discours est purement tactique :

Quand le Jobbik s’est mis à parler de la criminalité tsigane, ça les a fait décoller…

Pour comprendre, il faut revenir sur l’histoire récente de l’extrême droite et de la communauté rom. Jusqu’en 2006, l’extrême droite occupait une place marginale en Hongrie. Deux partis se côtoyaient :

  • le MIEP, né au lendemain de la chute du communisme et d’un antisémitisme virulent
  • le Jobbik, mouvement de jeunes nationalistes initié par des étudiants de la faculté d’Elte en 1999 et constitué en parti en 2003

Ces deux générations d’extrémistes ont conclu une alliance pour les législatives de 2006, qui se sont soldées par une déroute retentissante : 2,2% des voix et aucun élu au Parlement.

C’est alors que le Jobbik s’est trouvé un nouveau leader – Gábor Vona, jeune professeur d’histoire, a remplacé l’ancien dirigeant Dávid Kovács – et une nouvelle stratégie : pour commencer, plus d’alliance avec le MIEP, définitivement ringard et impopulaire. Ensuite, le Jobbik a changé d’ennemi :

Gábor Vona a compris que l’antisémitisme n’était pas un thème assez rassembleur, au contraire du sentiment anti-rom. Le parti est resté antisémite, mais s’est mis à insister sur les Roms

analyse András Dezső, journaliste spécialiste de l’extrême droite pour l’hebdomadaire de référence HVG. Un discours qui s’est effectivement révélé beaucoup plus vendeur…

La minorité Rom, qui compterait plus de 800 000 membres en Hongrie, soit 8% de la population, s’est fortement paupérisée depuis la fin du communisme, en particulier dans les campagnes du Nord-Est. La petite délinquance dans ces zones a beaucoup augmenté, au point de pousser à bout les populations locales. Mais ce problème a été occulté par les principaux partis politiques.

En mettant le doigt sur ce tabou, le Jobbik comblait un vide : « c’était le premier parti qui parlait ouvertement du problème des Roms », confirme András Dezső. Mieux encore, sous l’œil des caméras, le Jobbik prenait la défense des « Hongrois » (comprendre non-roms) abandonnés par l’Etat en envoyant patrouiller sa Magyar Gárda dans les villages. Cette stratégie a vite porté ses fruits, d’autant que le Jobbik bénéficiait d’un contexte très favorable.

A gauche, le MSZP, parti socialiste au pouvoir de 2002 à 2010, a été complètement décrédibilisé par de multiples scandales de corruption. A droite, le Fidesz – qui a depuis pris le pouvoir lors des législatives d’avril 2010 – s’est bien gardé jusqu’à aujourd’hui de condamner les discours du Jobbik de peur de mécontenter de potentiels électeurs. Résultat : le Jobbik a effectué deux percées aux élections européennes de 2009 (14,77%), puis aux législatives l’année suivante (16,67%). Ces succès ont eu lieu dans un climat de tensions sans précédent avec les Roms, victimes d’une série crimes ethniques en 2008 et 2009, qui ont généré une véritable paranoïa dans la communauté. Aujourd’hui, l’atmosphère n’est guère plus légère.

Pour contenir “l’épidémie noire”, une gendarmerie de 3 000 hommes

Près d’un an après son entrée au Parlement, le Jobbik a perdu de sa popularité. Avec 47 députés au Parlement, la rhétorique anti-système passe moins bien, d’autant la politique nationaliste menée par le Fidesz chippe au Jobbik une partie de ses idées et de ses sympathisants. Pour rebondir, l’extrême droite a donc décidé de passer à l’offensive, en remettant au premier plan son thème fétiche : les Roms. « Avant les élections, le Fidesz avait promis que deux semaines leur suffiraient pour rétablir l’ordre dans le pays. Evidemment ça n’a pas eu lieu et le Jobbik a décidé d’exploiter cette promesse non tenue », analyse le politologue Krisztián Szabados, fondateur du Political Capital Institute.

Effectivement, lorsque je me rends à Deák Ter, vaste place au cœur de Budapest où sont rassemblés quelques 3000 militants Jobbik pour commémorer la fête nationale, je comprends que le round d’observation est achevé… « Jobbik pense qu’il est temps de faire revenir la Magyar Gárda sur scène », m’avait confié Krisztián Szabados. C’est littéralement ce qui se passe sous mes yeux. Je suis à une cinquantaine de mètres de l’estrade, dans une foule enthousiaste au-dessus de laquelle flottent des dizaines de drapeaux Jobbik et Árpád. Au premier rang, des gardistes en uniforme s’apprêtent à acclamer le premier orateur prévu au programme : leur chef, Juhász Tamás, capitaine de la Magyar Gárda Mozgalom (« mouvement de la garde nationale », la Gárda canal historique en quelque sorte).

Il n’est pas très grand, porte un bombers, une casquette noire et une écharpe aux couleurs d’Árpád. Son visage est projeté sur les deux écrans géants qui bordent la scène et j’écoute ses analyses subtiles au style fleuri jaillir des hauts parleurs :

Nous faisons face à une épidémie noire qui s’attaque aux personnes âgées dans les villages. C’est une épidémie qui ne se soigne pas avec du jus d’orange (la couleur du Fidesz; Ndlr) !

Quelques minutes plus tard, le député européen Szegedi Csanád prend le relais, dans un genre plus explicite : « les tsiganes font régner une terreur meurtrière quotidienne et au lieu de poursuivre les criminels tsiganes, le gouvernement poursuit la Magyar Gárda ! »

Trois interventions s’enchaînent avant le bouquet final, le discours du leader, Gábor Vona. Il entre en scène sous les acclamations et, comme chacun de ceux qui l’ont précédé au pupitre, lance à la foule le salut nationaliste : « Adjon az Isten ! », que Dieu donne ! A quoi 3 000 personnes répondent de toutes leurs forces, dans un seul et même cri surpuissant : « Szebb jövőt! », un avenir meilleur ! Assez impressionnant…

Il a tout juste 32 ans, un look de cadre dynamique et dégage un charisme évident. Devant un auditoire acquis à sa cause, il s’emporte contre le Fidesz, les socialistes, l’Union européenne, le FMI et bien sûr les Roms, révélant au passage l’un des grandes angoisses du peuple hongrois : sa disparition.

Cela fait 30 ans que notre population diminue, et pendant ce temps la minorité tsigane s’agrandit de façon explosive !

Dans son projet de nouvelle constitution, le Fidesz envisage de donner plus de droits de vote aux familles nombreuses, pour encourager la natalité : « Ca déboucherait sur une prise de pouvoir tsigane ! Déjà que les femmes tsiganes font des enfants pour obtenir des allocations, en plus elles en feraient pour avoir des droits de vote ! Quelle folie ! » Il détaille enfin les propositions du Jobbik pour relever la Hongrie et lutter contre l’insécurité : création d’internats pour les enfants désocialisés, d’une «gendarmerie» de 3000 personnes supplémentaire pour aider la police et « d’une prison autosuffisante pour ceux à qui la gendarmerie ne plairait pas » ! La foule rigole. Le discours se conclue sur un dernier « Szebb jövőt ! » de rigueur, puis l’assemblée se disperse sur fond de rock nationaliste…

Sur le chemin du retour, Anna, mon amie interprète, pointe un détail qui m’avait échappé : l’un des intervenants a salué les gardistes de Gyöngyöspata. J’apprends que dans ce village de l’Est, depuis quelques jours, des centaines de miliciens d’une organisation appelée Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület patrouillent aux abords du quartier rom, organisent des barrages, restent postés à l’entrée du supermarché et suivent les Roms qui viendraient s’y aventurer… La Gárda a repris du service. Il faut que j’y aille, d’urgence.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI
Retrouvez la suite de la série du reportage en Hongrie : [2] Au cœur du quartier rom à Gyöngyöspata [3]Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza et [4] Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite

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