OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 L’Ecoterrorisme débarque en Europe http://owni.fr/2012/06/26/lecoterrorisme-debarque-en-europe/ http://owni.fr/2012/06/26/lecoterrorisme-debarque-en-europe/#comments Tue, 26 Jun 2012 12:25:31 +0000 Florian Cornu http://owni.fr/?p=113975

Aujourd’hui, aux États-Unis, le simple fait de filmer, de photographier ou de faire un enregistrement dans une ferme ou une entreprise animale pour une utilisation politique peut constituer un délit relevant de l’écoterrorisme.

En 2001, Jeff Luers est condamné à 22 ans de prison  pour avoir brûlé  trois voitures de sport chez un concessionnaire automobile dans le but d’attirer l’attention sur la consommation excessive de pétrole. Il sera relâché au bout de 10 ans.

Mai 2008, Eric McDavid est condamné à 20 ans de prison pour complot visant à saboter les installations fédérales (antennes relais téléphoniques et autres) au nom de l’environnement.

Aucun mort dans ces actions. Les condamnations de ce type se comptent par dizaines. Michael Hough, directeur de la section justice criminelle et sécurité intérieure au FBI estime que les actions d’écoterrorisme ont entraîné plus de 200 millions de dollars de dégâts entre 2003 et 2008. Apparue au Royaume-Uni dans les années 70, la notion d’écoterrorisme est arrivée aux États-Unis dans les années 80. Elle est devenue, en l’espace de deux décennies, une expression utilitaire bâtarde, emblématique de l’Amérique sécuritaire post-11 septembre.

L’expression écoterrorisme était initialement utilisée pour désigner une minorité d’activistes environnementaux et de défense des animaux. Malgré leur caractère non violent revendiqué, ces derniers utilisaient des techniques de protestations potentiellement dangereuses pour la vie humaine: techniques de “tree spiking” pour empêcher les exploitants  de couper les arbres, incendies, bombes artisanales, etc.

Les États-Unis s’attaquent déjà aux activistes des droits des animaux en 1992 par le biais d’un Acte de protection des sociétés animales condamnant les militants à de lourdes amendes. Puis, c’est dans le contexte d’une Amérique meurtrie par les événements des tours jumelles et avec le vote du Patriot act, que l’expression écoterroriste va progressivement se généraliser jusqu’à concerner n’importe quel activiste environnemental causant des dégâts matériels.

En 2002, le FBI envoie un rapport au congrès américain intitulé “La menace de l’écoterrorisme” (The threat of ecoterrorism), stipulant qu’il s’agit de la plus grande menace terroriste aux États-Unis. Il définit l’écoterrorisme comme:

L’utilisation ou la menace d’utilisation de la violence de nature criminelle contre des personnes ou des biens par un groupe environnemental, infra-national pour des raisons politico-environnementales, ou destiné à un public au-delà de la cible visée, souvent de nature symbolique

Le glissement sémantique et symbolique élevant l’attaque contre des biens au rang du terrorisme est définitivement franchi en 2006, lorsque le Congrès américain vote sa première loi sur l’écoterrorisme. Il classifie dès lors certains actes de résistance passive tels que le blocus, la violation de frontières, l’atteinte à la propriété privée ou la libération d’animaux comme des actes “terroristes”, les mettant sur le même plan d’égalité que des attentats à la bombe, des agressions racistes ou encore des tueries à l’arme à feu.

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La loi annonce également que plus les dégâts matériels sont élevés, plus la peine de prison sera lourde. Jusqu’à 5 ans pour moins de 10 000 dollars, jusqu’à 20 ans si les pertes dépassent un million de dollars. Loin de rester lettre morte, les condamnations pour écoterrorisme vont alors tomber en cascade.

Will Potter, journaliste américain indépendant auteur d’un ouvrage consacré à la question, Green is the new red (“Les verts sont les nouveaux rouges”, allusion à l’ex-menace communiste) montre qu’il y a depuis une trentaine d’années un retour progressif de la rhétorique et des enquêtes relatives au terrorisme. C’est ce qu’on appelle désormais communément la “peur verte“.

Si ce type de langage était initialement réservé à des crimes contre des biens ou du harcèlement essentiellement effectués par le Front de libération des animaux et le Front de libération de la planète, cette législation a étendu sa classification du terrorisme.

Loin de n’être qu’une lubie sécuritaire américaine, l’écoterrorisme est devenu un appareil législatif hautement répressif qui semble avoir été repris pour la première fois dans des textes européens en 2003. C’est cependant depuis 2008 qu’Europol, le bureau de police criminelle intergouvernemental consacre une place à l’activisme environnemental dans son rapport sur le terrorisme.

Le terrorisme sauce Europol

Le rapport souligne qu’aucune attaque terroriste ou arrestation liée aux droits des animaux n’a été rapportée par les États membres en 2011 mais qu’un grand nombre d’incidents ont été signalés par la France, l’Italie, les Pays Bas, le Royaume-Uni et l’Irlande.

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Par ailleurs, une analyse des informations publiques mises à disposition par les États montre qu’un grand nombre d’incidents ne sont jamais signalés à l’Union Européenne.

L’office précise que les activités menées par les extrémistes des droits des animaux et de l’environnement utilisant la violence regroupent aussi bien “des actes de vandalisme de faible niveau (tags, détérioration de serrures, etc.) que des actes de destruction avec usage de matériel incendiaire et dispositifs explosifs improvisés”.

Si l’on en croit le rapport, l’industrie pharmaceutique a rapporté 262 incidents dans le monde en 2011. La majorité des attaques  visaient des laboratoires, des écoles et cliniques procédant à des tests sur les animaux pour des produits alimentaires, cosmétiques ou médicinaux.

Viennent ensuite des sociétés variées liées à ces enjeux : des institutions bancaires qui financent ces recherches, des sociétés qui développent des nanotechnologies, une compagnie aérienne ayant organisé des transports d’animaux entre différents labos, ou encore des fast foods…

En France, le rapport pointe du doigt des protestations contre la construction de deux aéroports qui ont tourné à une escalade de violences causant 8 blessés du côté des forces de l’ordre. Il relate également des protestations contre la construction de la ligne de train à grande vitesse Lyon_Turin. Les analystes avancent par ailleurs que l’utilisation de l’énergie nucléaire reste une question centrale pour les groupes écologistes extrémistes qui continuent les actions traditionnelles contre le transport des déchets radioactifs entre États membres.

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Malgré le faible nombre d’incidents majeurs dont le rapport rend compte, c’est bien l’argument économique qui est souligné pour justifier la lutte contre ces groupes ainsi que leur potentiel rapprochement avec des groupes d’extrême gauche. On peut en effet lire que ces incidents causent des millions d’euros de dommage aux compagnies et institutions impliquées dans ces activités. Le rapport précisant que “des individus liés à ces entreprises, ou parfois même des personnes aléatoires sont ciblées comme victimes”

D’après Europol et malgré l’absence  de prototype de groupes ou d’acteurs extrémistes liés à une cause politique environnementale, certaines caractéristiques générales permettent de dégager un “portrait” de l’écoterroriste européen:

La majorité sont relativement jeunes et peuvent être trouvés dans des groupes idéalistes, souvent relativement défavorisés, des jeunes qui ne sont pas d’accord avec certaines tendances à l’oeuvre dans la société et qui, par <conséquent cherchent à atteindre leurs objectifs grâce à l’action violente. Ces groupes tendent à avoir des similarités avec des groupes d’extrême gauche, c’est peut-être une explication de leur coopération grandissante. Ils continueront à attirer des individus radicaux qui sont prêts à utiliser des tactiques violentes. Le professionnalisme et les compétences élevées des membres de ces groupes, tout comme l’usage d’Internet pour le recrutement et la propagande augmente la menace qu’ils constituent

Libérer des visons est un acte terroriste

Le 22 juin 2011, la police espagnole arrêtait 12 activistes membres des organisations Igualdad animal, Animalequality et Equanimal dans une série de raids simultanément organisés dans différentes régions du pays. Le coup de filet avait été commandité par le juge du tribunal de première instance de Santiago de Compostela, suite à la libération de 20 000 visons d’une ferme d’élevage pour fournir le marché de la fourrure.

Si les libérations massives de visons n’ont jamais fait partie des revendications des deux ONG, elles avaient publié peu de temps avant les arrestations des informations compromettantes sur les fermes d’élevage de visons. Les activistes suspectés ont été accusés d’atteinte à l’ordre public, de conspiration, d’association illicite  et de crime contre l’environnement.

Dans des déclarations faites à l’agence d’information Europa Press, le 23 Juin, le juge avançait que les actes des militants arrêtés relevaient de “l’écoterrorisme” et non de l’écologie. Il ajoutait qu’ils provoquaient la terreur et que certaines fermes avaient été contraintes de fermer à la suite de ces actions.

D’après les inculpés, la procédure a échappé à de nombreuses règles de droits fondamentaux notamment durant l’investigation. A titre d’exemple, le maintien en détention des militants (plus de 20 jours pour trois d’entre eux) après leur arrestation était anticonstitutionnel. Plus d’un an après les faits, les inculpés sont toujours dans l’attente d’un procès. (mis à jour le 28 Juin)

C’est un cas similaire encore plus grave qui s’est déroulé en Finlande en 2009. En décembre, de nombreux médias finlandais divulguaient des vidéos et des photos prises légalement pendant deux mois par Justice for Animals ,le principal groupe de défense des droits des animaux du pays, lors de visites dans 30 fermes d’élevage porcin.

Les vidéos (voir ci-dessous, attention la vidéo peut choquer) rendent compte de porcs malades, blessés et en piteux état.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Si diverses autorités du pays liées à l’agriculture avaient promis d’enquêter sur ces révélations, l’affaire prit un tournant improbable deux ans plus tard. En octobre 2011, alors que les fermiers étaient mis hors de cause, deux activistes qui avaient pris part au tournage des vidéos étaient inculpés pour 10 cas d’entrave à la paix et 12 cas de diffamation aggravée.

Les accusations ne s’arrêtaient pas là puisque le bureau du procureur réclamait à l’époque une peine de détention ferme pour le premier militant et une condamnation avec sursis pour la deuxième. En outre, on exigeait des deux activistes ainsi que de deux membres d’une association de soutien à l’organisation Oikeutta eläimille, 180 000 euros de dommages et intérêts. Cette association avait eu le malheur de proposer sur son site le lien vers les vidéos filmées dans les fermes, comme la majorité des sites de médias finlandais à l’époque…

Après une forte mobilisation de soutien et une large couverture médiatique, les activistes ont finalement été acquittés.

Incarcérés pour activisme suspect

Enfin c’est sans doute l’Autriche qui a connu l’un des pires épisodes en matière de procès écoterroriste.

Malgré sa réputation de pays progressiste en matière de droits des animaux, (voir la loi de 2004 sur le sujet) le pays a connu de 2008 à 2011 une affaire judiciaire visant des activistes environnementaux accusés de “terrorisme”.

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En 2007, suite à de nombreux rassemblements et actes de vandalisme sur des magasins de fourrure, deux responsables de la société concernée rencontrent des haut cadres de la police ainsi que le ministre de l’Intérieur. La réunion acte la création d’une unité spéciale d’investigation visant à infiltrer les organisations de défense des animaux pour mieux les connaître.

Durant l’année suivante, les membres de ces organisations sont ainsi espionnés : écoutes téléphoniques, interceptions d’e-mails, traceurs dans leurs voitures, leurs bureaux et jusque dans leur propre domicile. Des agents en civil infiltrent également les ONG pour observer leurs pratiques.

L’affaire prend corps le 21 Mai 2008, lors d’une opération de police organisée à l’échelle nationale. 23 locaux sont perquisitionnés et dix personnes liées à la protection animale (personnes travaillant dans des refuges, enseignants du bien-être animal et organisateurs de campagnes de sensibilisation publiques) sont arrêtées. Les forces de l’ordre défoncent les portes des appartements et locaux visés et rentrent armes au poing.

Les activistes, parmi lesquels figure Martin Balluch, ancien assistant de recherche à l’Université de Cambridge, sont mis en détention provisoire. Quatre d’entre eux y resteront trois mois sans parvenir à savoir précisément les chefs d’accusation pour lesquels ils sont détenus.

Les vilains terroristes se rebellent

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Il faudra trois ans et deux requêtes rejetées par la police avant que la juge en charge du dossier ne rende publique la non conformité des procédures policières et l’absence de preuves avérées quant à la construction ou le soutien à une organisation criminelle.

La raison pour laquelle les dix activistes ont été inculpés sans preuves réside dans un certain nombre de rapprochements établis entre eux et des coupables non identifiés, suspectés d’avoir commis des dommages matériels, des attaques au gaz et une menace à la bombe.

C’est sur cette base, et par un tour de force juridique, que les membres sont suspectés d’être liés à une organisation criminelle. C’est également par ce biais que des activités qui rentrent normalement dans le cadre d’actions d’ONG légales (filmer les conditions des animaux dans les fermes, organiser des manifestations, conférences et ateliers, stocker des tracts contre la chasse ou discuter des stratégies de campagne de communication) sont devenues des preuves, relevant du terrorisme.


Photo par JDHancok [CC-by]

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Le Parlement veut ficher les honnêtes gens http://owni.fr/2012/01/18/le-fichier-des-gens-honnetes-sera-policier/ http://owni.fr/2012/01/18/le-fichier-des-gens-honnetes-sera-policier/#comments Wed, 18 Jan 2012 10:10:10 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=94063

Ficher 60 millions d’innocents pour les protéger de quelques milliers de coupables – afin que les méchants n’usurpent pas l’identité des gentils, et, plus prosaïquement, afin de garnir les tiroirs caisses des fabricants. Le projet a un petit nom : le fichier des “gens honnêtes (sic).

C’est le grand chantier sécuritaire de Claude Guéant, mais sur lequel sénateurs et députés expriment maintenant de profonds désaccords, mettant en évidence les possibles dérives de cette proposition de loi sur la protection de l’identité, censée instaurer une nouvelle carte d’identité biométrique. La semaine dernière, le 12 janvier, une poignée de députés UMP a introduit un amendement permettant de multiples applications policières.

Vers un fichage généralisé des “gens honnêtes”

Vers un fichage généralisé des “gens honnêtes”

Pour lutter contre l'usurpation d'identité, qui représente moins de 15 000 faits constatés chaque année, le projet de ...

Un an exactement après son premier examen, plusieurs sénateurs UMP refusent catégoriquement de voir leur nom associé à ce fichier administratif qui, sous l’impulsion de Guéant et du lobby des industriels de l’empreinte digitale, a pris entre-temps les allures d’un fichier policier.

Députés et sénateurs sont tous d’accord pour ficher les noms, prénoms, adresses, tailles et couleurs des yeux, empreintes digitales et photographies de tous les détenteurs de cartes d’identité soit, à terme, 45 à 60 millions de Français. Mais, alors que les sénateurs veulent empêcher tout détournement de sa finalité administrative première, et donc empêcher une exploitation policière, les députés voudraient quant à eux pouvoir l’utiliser en matière de police judiciaire.

Claude Guéant, en première lecture à l’Assemblée, avait en effet expliqué, en juillet 2011, qu’il ne voyait pas pourquoi on empêcherait policiers et magistrats de l’utiliser dans leurs enquêtes, laissant entendre qu’à terme, les systèmes de reconnaissance biométrique faciale permettraient ainsi et par exemple d’identifier des individus filmés par des caméras de vidéosurveillance.

Christian Vanneste, de son côté, avait proposé de s’en servir pour mieux “contrôler les flux migratoires“. 7 députés de la majorité, contre 4 de l’opposition, avaient alors voté pour la possibilité d’exploitation policière du fichier.

En octobre 2011, lors de son deuxième passage au Sénat, François Pillet, le rapporteur (UMP) de la proposition de loi, avait de son côté qualifié le fichier de “bombe à retardement pour les libertés publiques“, et expliqué que, “démocrates soucieux des droits protégeant les libertés publiques, nous ne pouvons pas laisser derrière nous un fichier que, dans l’avenir, d’autres pourront transformer en outil dangereux et liberticide” :

« Que pourraient alors dire les victimes en nous visant ? Ils avaient identifié les risques et ils ne nous en ont pas protégés. Monsieur le Ministre, je ne veux pas qu’à ce fichier, ils puissent alors donner un nom, le vôtre, le mien ou le nôtre. »

Fin novembre, un arrêté paru au Journal Officiel crée un nouveau fichier policier “relatif à la lutte contre la fraude documentaire et l’usurpation d’identité” et visant, précisément, à ficher l’”état civil réel ou supposé (nom, prénom, date et lieu de naissance, sexe, adresses postale et électronique, coordonnées téléphoniques, filiation, nationalité, photographie, signature)” des auteurs et victimes présumés d’usurpation d’identité. Ce qui n’a pas empêché Claude Guéant de défendre, auprès des députés, la possibilité d’exploitation policière du fichier des “gens honnêtes“.

Cependant, de retour à l’Assemblée le 13 décembre 2011, la proposition de loi fut modifiée pour ne plus garder que l’empreinte de deux doigts, et non plus de huit, afin de se conformer à une récente censure du Conseil d’Etat visant le nombre d’empreintes dans le passeport biométrique.

Afin de répondre aux observations critiques de la CNIL, le texte écartait également la reconnaissance biométrique faciale, la possibilité de croiser la base de données avec d’autres fichiers administratifs ou policiers, et limitait son exploitation policière à la recherche de corps de victimes de catastrophes collectives et naturelles, ainsi qu’à une dizaine d’infractions allant de l’usurpation d’identité à l’”atteinte aux services spécialisés de renseignement” en passant par l’entrave à l’exercice de la justice.

La commission mixte paritaire, réunie le 10 janvier dernier et censée trouver un terrain d’entente entre les deux chambres, n’a pas permis de trancher le différent, les sénateurs refusant de laisser la porte ouverte à d’autres formes d’exploitation policières du fichier.

Protéger les gens honnêtes de Big Brother

Le texte aurait du repasser le 19 à l’Assemblée. Signe de l’insistance gouvernementale, il a été réexaminé le jeudi 12 janvier au matin, au grand dam des députés de l’opposition qui, à l’instar de député Marc Dolez, co-fondateur du Parti de Gauche et secrétaire de la commission des lois, n’ont été prévenu de la discussion que la veille au soir :

Cette précipitation traduit, selon nous, la volonté de passage en force du Gouvernement. Qu’il soit utilisé à des fins de gestion administrative ou à des fins de police judiciaire, nous estimons dangereux pour les libertés publiques de mettre en place un tel fichier généralisé de la population.

Serge Blisko, député socialiste, rappela quant à lui que “d’autres grands pays européens n’ont pas fait le choix que vous voulez imposer au Parlement, précise Plisko, et le système que vous voulez mettre en place serait unique en Europe par son étendue et ses capacités intrusives” :

Certes la loi prévoit des limitations par rapport à vos intentions d’origine, mais rien ne nous dit, monsieur le rapporteur, qu’appelé demain à de hautes fonctions, vous n’ayez envie d’étendre votre système à d’autres infractions, pour en faire le Big Brother que je décrivais.

Le fichier d’empreinte génétique (FNAEG), conçu initialement pour ne ficher que les seuls criminels sexuels récidivistes, a ainsi été étendu depuis à la quasi-totalité des personnes simplement soupçonnées de n’importe quel crime ou délit. Aujourd’hui, il fiche les empreintes génétiques de près de 2 millions de personnalités, dont un quart seulement a été condamné par la Justice : les 3/4 des fichés n’ont été que “soupçonnés” et sont donc toujours (soit-disant) présumés innocents.

En route vers un système “beaucoup plus intrusif”

Au cœur de cette polémique entre les deux chambres, la notion de “lien faible“, brevetée par Morpho, n° 1 mondial des empreintes digitales, et qui permet d’authentifier une personne en empêchant toute exploitation de ses données personnelles, et donc toute forme d’exploitation policière du fichier.

Or, comme l’a rappelé Philippe Goujon, député UMP et rapporteur de la proposition de loi, ““son inventeur lui-même le dénigre, le qualifiant de « système dégradé » (qui) n’avait été adopté par aucun pays au monde, Israël y ayant renoncé à cause de son manque de fiabilité“, et que, cerise sur le gâteau, les industriels du Groupement professionnel des industries de composants et de systèmes électroniques (GIXEL) ne veulent surtout pas en entendre parler :

Les fabricants regroupés au sein du GIXEL ne veulent pas développer un tel fichier, car cela les pénaliserait vis-à-vis de la concurrence internationale.

Il y a fort à parier que tous les autres pays européens adopteront un autre système, beaucoup plus intrusif.

Lobbying pour ficher les bons Français

Lobbying pour ficher les bons Français

Dans une relative discrétion, l'idée de créer un fichier de 45 à 60 millions de Français honnêtes a reçu un accueil ...

Ce pour quoi les industriels ne voient aucun intérêt à devoir créer un système qu’ils ne pourraient revendre nulle part ailleurs… Comme l’enquête d’OWNI l’avait souligné, le rapporteur de la proposition de loi au Sénat avait ainsi auditionné pas moins de 14 représentants du GIXEL, contre deux représentants seulement du ministère de la justice, et six du ministère de l’Intérieur…

C’est ainsi que ce 12 janvier 2012, à 12 heures, six députés de la majorité ont donc réintroduit la notion de “lien fort“, qui autorise l’exploitation policière des données personnelles dans le fichier des “gens honnêtes“, face à trois députés de l’opposition. La commission mixte paritaire n’ayant pas réussi à opter pour un texte de compromis, le texte, tel qu’il a été amendé par les députés la semaine passée, devra de nouveau passer au Sénat, avant d’être adopté, dans sa version définitive, à l’Assemblée…

Virginie Klès, rapporteur (PS) du texte de loi au Sénat, déplore la léthargie de l’opinion publique et des médias : “je ne sais pas si les gens se rendent compte, ou bien si c’est parce que le gouvernement profite du brouhaha autour de la perte du triple A et des échéances présidentielles pour faire passer cette proposition de loi, mais c’est très très dangereux, on crée là quelque chose de très liberticide, et sans raison valable” :

Si les citoyens se réveillaient vraiment et alpaguaient leurs députés, qui font montre de beaucoup d’absentéisme sur le sujet, mais dont les sièges vont bientôt être renouvelés, peut-être qu’on pourrait faire bouger les choses

A l’exception notable des articles (payants) du site d’informations spécialisées dans la sécurité AISG, d’un article sur PCInpact, d’un billet sur le blog de l’avocat Bensoussan (hébergé par LeFigaro.fr), et d’une dépêche AFP reprise sur LExpress.fr, aucun média n’en a parlé.

Ce silence médiatique est d’autant plus surprenant que c’est précisément suite au scandale issu de la parution d’un article dans Le Monde en 1974, Safari et la chasse aux Français, qui révélait que le ministère de l’Intérieur voulait interconnecter tous les fichiers administratifs français, que la loi informatique et libertés fut adoptée.

En tout état de cause, tout porte à croire que le fichier des “gens honnêtes” pourra donc bel et bien être exploité en matière de police judiciaire. Et rien n’empêchera que, à l’image du FNAEG, ses conditions d’exploitation policières soient à l’avenir élargies dans le futur, et puisse servir, par exemple, pour identifier des individus à partir d’images de caméras de “vidéoprotection“, ou encore pour “contrôler les flux d’immigration“.

De même que le passeport biométrique a finalement été censuré, il est fort possible que ce fichier des “gens honnêtes” soit lui aussi retoqué, par le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’Etat ou encore la Cour européenne des droits de l’homme. Les textes fondateurs régissant la présomption d’innocence, la protection de la vie privée ainsi que les droits de l’homme excluent en effet la possibilité de créer des fichiers policiers d’innocents…

MaJ : la proposition de loi sur la protection de l’identité passera en troisième lecture, au Sénat, le 25 janvier à 14h30. La Conférence des Présidents “a fixé à une heure la durée globale du temps dont disposeront, dans la discussion générale, les orateurs des groupes ou ne figurant sur la liste d’aucun groupe“. Elle devra ensuite être redébattue, et définitivement adoptée, à l’Assemblée.


Photos par D’Arcy Norman et Andy Buscemi sous licence CC via Flickr remixées par Ophelia Noor pour Owni.
Illustration issue de la précédente Une #fichage par Marion Boucharlat pour Owni

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L’agenda de l’Intérieur http://owni.fr/2011/10/31/lagenda-de-linterieur-gueant-surveillance-sarkozy-police/ http://owni.fr/2011/10/31/lagenda-de-linterieur-gueant-surveillance-sarkozy-police/#comments Mon, 31 Oct 2011 14:29:47 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=84956 Et si, en terme de “solidarité citoyenne” , les citoyens étaient invités à collaborer à l’effort d’”observation, de signalement, de prévention et d’échange” des forces de sécurité publique, et notamment de leurs services de renseignement ? Cette proposition figure en bonne place du Livre blanc sur la sécurité publique qui vient d’être remis à Claude Guéant. Au programme, également : “cyber-patrouilles” et mini-drônes, développement de la reconnaissance faciale policière via la création du “troisième grand fichier policier“, croisant les photos de plus de deux millions de “suspects” avec l’analyse automatisée des images de vidéosurveillance, et déploiement de nouvelles incriminations afin d’interdire à certains citoyens mécontents d’aller manifester.

Conçu comme “réflexion prospective et proactive relative à ce que l’on pourrait ou devrait faire, à charge ensuite pour les autorités publiques de prendre, au menu ou à la carte, ce qui leur paraît faisable“, le Livre blanc sur la sécurité publique, écrit avec Michel Gaudin, le préfet de police de Paris, entend “perturber les habitudes” :

Les experts ne doivent pas se transformer en militants. Au-delà de leurs opinions légitimes, leur rôle n’est pas de donner des leçons aux responsables politiques, mais de leur fournir des informations les plus objectives possibles, parfois avec des orientations contradictoires, en vue de la prise de décision.

Pudiquement qualifié de “débat passionné“, celui qui concerne « la culture du résultat » tendrait ainsi à “obscurcir les conditions d’évaluation rationnelle des politiques de sécurité en raison de son schématisme et du manque d’indicateurs pertinents” (voir aussi Alain Bauer ou le paradoxe sécuritaire).

Dénonciation anonyme vs “solidarité citoyenne”

En attendant, et sur la base du travail des 6 groupes de réflexion constitués à cet effet, et regroupant plus de 80 responsables de la police et de la gendarmerie, le Livre blanc synthétise 86 propositions qui cherchent notamment à “mieux prendre en compte le ressenti et les attentes de la population“, et insistent sur l’aspect humain de la sécurité.

Il est ainsi question de la création d’un “nouveau module de formation dédié à l’accueil, au contact et au dialogue (…) donnant lieu à la remise officielle de la charte de l’accueil et du code de déontologie à la sortie des écoles de police et de gendarmerie“, mais également d’améliorer l’accompagnement et le suivi des victimes en y associant psychologues, travailleurs sociaux et associations d’aides au victimes.

A contrario, il est aussi question de pénaliser ceux qui refuseraient de coopérer, via la création d’un “délit d’entrave à l’enquête judiciaire en cas d’obstruction active“, et la transposition pour les témoins d’une “obligation de témoigner” (sic). Mais également de “structurer le contact avec le public sur la base d’une doctrine de « solidarité citoyenne » fondée sur la responsabilité et évitant les risques de la dénonciation anonyme, en définissant les notions d’observation, de signalement, de prévention et d’échange responsable“, notamment dans le cadre des services de renseignement de sécurité publique (incarnés notamment par la sous-direction à l’information générale -SDIG- les ex-RG) :

Afin d’améliorer le partenariat de sécurité avec la population, il apparaît enfin nécessaire de déterminer la capacité des citoyens à apporter une plus-value aux services de sécurité publique (renseignements, appuis opérationnels …).

Plusieurs démarches, relevant davantage du sens civique que de la véritable implication dans le partenariat de sécurité, pourraient ainsi être développées en lien étroit avec les forces de sécurité, les élus et les autorités administratives et judiciaires, sous 4 formes éventuelles : l’observation, le signalement, la prévention et l’échange.

Cette posture d’observateur doit conduire les habitants d’un quartier à détecter les situations inhabituelles (présence d’un véhicule suspect…) et à aider et conseiller les personnes vulnérables (personnes âgées isolées …).

Cyber-patrouilles et mini-drônes

Le recours aux nouvelles technologies n’est pas en reste : le Livre blanc propose ainsi de “déployer sur l’ensemble du territoire le traitement de pré-plainte en ligne“, de développer les échanges numérisés avec la population par blogs et réseaux sociaux interposés, mais également d’”établir des partenariats industriels pour le perfectionnement et la sécurisation des dispositifs de neutralisation à létalité réduite“.

Il est aussi question de géolocaliser les équipes, de recourir à la “cartographie opérationnelle intégrée (support cartographique + outils statistiques et d’analyse qualitative + info-centre)” pour mieux couvrir le territoire dans les lieux et aux horaires sensibles -et donc d’entamer une forme de police prédictive-, d’utiliser les “fonctionnalités de la vidéoprotection en temps réel” pour détecter les situations de tension ou anormales, d’exploiter les “outils d’analyse automatique des anomalies” (sic) proposés par les logiciels de “vidéosurveillance intelligente“, ou encore de pouvoir identifier une personne “à partir de sa signature vocale“, entre autres technologies dignes des films d’espionnage :

Les possibilités offertes par la voie aérienne sont également sous-exploitées : accès ponctuel aux données de la surveillance spatiale de haute résolution, recours à l’avion pour des missions de surveillance ou de filature (…) ou à des mini-drônes pour des distances et des périodes courtes.

La surveillance effective des comportements illicites dans l’internet implique aussi de donner des moyens de « cyberpatrouille » moins rudimentaires aux policiers et gendarmes : les technologies d’analyse sémantique et d’indexations de sites, ainsi que des capacités d’intrusion de sites protégés devront être développées.

Enfin, et face à la multiplication des projets visant à doter les policiers de “terminaux multifonctions“, le Livre blanc plaide pour une “stratégie globale convergente” afin de leur permettre d’y associer “géolocalisation, lecture de titre d’identité, de voyage ou de conduite sécurisés, lecture automatisée de plaques d’immatriculation, interrogation de fichiers, rédaction et envoi de comptes-rendus d’intervention, prise de plainte ou déclaration de main courante, verbalisation électronique, recueil et transmission d’images vidéo“…

Reconnaissance faciale policière

De façon plus notable, les auteurs du Livre blanc proposent également de “restructurer les fichiers locaux pour créer un troisième grand fichier de police technique reposant sur l’image du visage : la base nationale de photographies“, qui regrouperait 70% des 2,4 millions de clichés et portraits-robots du fichier STIC-Canonge de la police nationale, et les photographies (de face, de trois-quarts et de profil) de 393 000 personnes ayant fait l’objet d’une mise en cause délictuelle ou criminelle figurant dans le Fichier automatisés des empreintes digitales (FAED).

L’objectif est de “développer le recours aux logiciels de reconnaissance automatisée par l’image pour en faciliter l’exploitation et accélérer la résolution des enquêtes judiciaires disposant d’indices tirés de la vidéoprotection“, en clair : chercher, dans les images de vidéosurveillance, ceux dont les visages figureront dans ce “troisième grand fichier de police“.

Pour Alain Bauer, l’un des mérites non négligeables de ce nouveau fichier serait de sortir le ministère de l’Intérieur de l’état de non-droit qui caractérise le Canonge, et qu’il conteste, de concert avec la CNIL, dans la mesure où l’inspecteur Canonge qui l’avait créé dans les années 50 l’avait conçu pour effectuer des recherches en fonction de profils ethniques (noir, blanc, jaune et arabe), une situation qui perdure aujourd’hui, en pire :

Informatisé en 1992, Canonge s’est perfectionné dans la description initiale en retenant douze catégories « ethno-raciales », toujours en vigueur : « blanc (Caucasien), Méditerranéen, Gitan, Moyen-Oriental, Nord Africain, Asiatique Eurasien, Amérindien, Indien (Inde), Métis-Mulâtre, Noir, Polynésien, Mélanésien-Canaque ».

Le nouveau fichier, lui, ferait fi de ce fichage ethnique illégal, privilégiant les données objectives issues de la reconnaissance biométrique des traits du visage, de leurs couleurs… Alain Bauer reconnaît que le taux d’erreur, de l’ordre de 10%, n’en fait pas un véritable outil de police “scientifique“, mais, comme le souligne le rapport, “une assistance à la sélection et à la comparaison physionomique“.

Claude Guéant, lui, table sur l’amélioration des performances de la reconnaissance faciale pour en faire, à terme, un outil particulièrement performant de repérage a posteriori, voire en temps réel, à la volée, des criminels et délinquants. Ce pour quoi, d’ailleurs, il plaide pour que la base de données biométriques des “45 millions de gens honnêtes” de son projet de carte d’identité sécurisé puisse être utilisée de façon policière, ce qui fait tiquer la CNIL.

La possibilité est d’autant moins hypothétique que l’injonction affichée sur tous les photomatons, et les prospectus du ministère de l’Intérieur, interdisant aux gens de sourire ou de rigoler sur leurs photos d’identité, répond à une exigence technique : pour que les logiciels de reconnaissance faciale puissent reconnaître nos visages, il nous faut se conformer à leur grille d’analyse…

Les manifestants ? Des hooligans en puissance

Le Livre blanc cherche également à répondre à la multiplication des contre-sommets et autres manifestations déclarées (+100%, à Paris, depuis 2007) ou pas, et notamment à l’explosion du nombre de rassemblements du type Occupy Wall Street, #SpanishRevolution, en écho au Printemps arabe.

S’inspirant explicitement de la possibilité d’interdire à certains hooligans d’assister à des matchs de football, voire même d’aller pointer, à l’heure dite, au commissariat, les auteurs du rapport proposent ainsi de “permettre d’interdire aux personnes constituant une menace grave pour l’ordre public de se trouver à proximité d’une manifestation de voie publique“, mais également de créer “une nouvelle contravention pour la participation à une manifestation non déclarée après appel à la dispersion“…


Illustration CC Neno° (Ernest Morales).

Image de “une” CC Myxi.

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Alain Bauer ou le paradoxe sécuritaire http://owni.fr/2011/10/31/alain-bauer-ou-le-paradoxe-securitaire/ http://owni.fr/2011/10/31/alain-bauer-ou-le-paradoxe-securitaire/#comments Mon, 31 Oct 2011 11:11:05 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=84902 Alain Bauer, figure incontournable des politiques sécuritaires de ces 15 dernières années, critique aujourd’hui, à mots couverts, l’instrumentalisation politicienne qui en est faite. Comme en témoigne le Livre blanc sur la sécurité publique qu’il a remis à Claude Guéant la semaine passée. A défaut de savoir si ses avis sont entendus, force est de constater son impuissance, les ministères de l’Intérieur successifs n’ayant de cesse de faire le contraire de ce qu’il dit, ou de refuser de l’écouter.

Nommé président de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), en 2003, lorsque Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, puis président de la Commission sur le contrôle des fichiers de police, puis de la Commission nationale de la vidéosurveillance, Alain Bauer est considéré comme le Mr sécurité de Nicolas Sarkozy. Après avoir contribué au virage sécuritaire du parti socialiste, au sein duquel il a longtemps oeuvré.

Homme de réseau issu du parti socialiste, “antistalinien primaire” et ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Alain Bauer a commencé à travailler sur la police alors que Michel Rocard était premier ministre. Il a ensuite été recruté par la Science Application International Corporation (Saic), “machine de guerre privée et secrète du Pentagone et de la CIA” spécialisée, notamment, dans les technologies de sécurité. En 1994, il créé son propre cabinet privé de conseil en sécurité, AB Associates.

A qui profite le chiffre ?

Interrogé par OWNI sur la politique du chiffre, décriée depuis des années, Alain Bauer est des plus clairs : “la politique du chiffre n’a aucun intérêt : ce qui compte c’est la performance et le résultat. L’objectif n’est pas de faire des croix, et je ne considère pas que les fumeurs de shit valent un assassin“.

N’importe qui peut faire dire n’importe quoi aux chiffres“, avait ainsi expliqué à TF1 Alain Bauer qui, en tant que président de l’ONDRP, dont le coeur de métier est précisément le recueil et l’analyse statistiques des données policières, sait de quoi il parle :

Politiciens et journalistes sont complices d’un processus de simplification qui conduit à de la désinformation. Ils adorent n’avoir qu’un chiffre à communiquer, qui monte ou qui baisse. Le problème est qu’un vol de chewing-gum, qui vaut “1″ en statistique, n’est pas égal à un homicide qui, pourtant, vaut également “1″.

Alain Bauer expliquait ainsi qu’”en matière de délinquance, il existe trois catégories d’infractions, et trois seulement : les atteintes aux biens (vol de voiture, de téléphone etc…), les atteintes aux personnes ( vol avec agression, coups, viol, homicide…) et les escroqueries économiques et financières (chèque volé, vol de carte de crédit…) (qui) ne peuvent pas se cumuler” :

Donc, le principe de délinquance générale, même s’il est systématiquement utilisé, n’a jamais rien voulu dire. La gauche a eu le malheur de connaître une forte progression et même le plus haut taux historique jamais enregistré en matière de criminalité, en 2001, avec 4,1 millions de crimes et délits. Ensuite ce chiffre est redescendu, mais ce chiffre global n’a aucune signification réelle. En revanche, on peut dire que pour les atteintes aux personnes, gauche ou droite, le résultat est marqué par une forte progression des violences.

En janvier dernier, Brice Hortefeux n’en était pas moins venu présenter sur TF1 le bilan chiffré de la lutte contre l’insécurité, graphique statistique à l’appui, montrant une hausse de 17,8% de la “délinquance globale” de 1996 à 2002, suivi d’une baisse de 16,2% depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au poste de ministère de l’Intérieur :

Or, et comme OWNI l’avait alors démontré, dans le même temps, les violences physiques avaient, elles, explosé de 90% depuis 1996 (voir Plus la délinquance baisse, plus la violence augmente)…

Vidéosurveillance : mais où sont passées les caméras ?

En 2001, “sur la base d’un échantillon“, explique-t-il aujourd’hui, Alain Bauer avait estimé que les 3/4 des caméras de vidéosurveillance n’avaient pas été déclarées, et qu’elles étaient donc hors la loi :

On estime à 150 000 le nombre de systèmes installés dans des lieux ouverts au public, mais seuls 40 000 ont été déclarés. Tous les autres sont donc illégaux. Quant aux systèmes nouveaux, 10 % – sur environ 30 000 – ont fait l’objet d’une déclaration.

Président de la Commission nationale de la vidéosurveillance depuis 2007, Alain Bauer se dit incapable de chiffrer le nombre de caméras en France, “même au doigt mouillé, parce qu’on n’est pas obligé de toutes les déclarer“.

Celles qui ont été déclarées, par contre, ont explosé : depuis 1995, 674 000 caméras ont été validées par les commissions préfectorales chargées de vérifier leur licéité, soit une augmentation de près de 200% par rapport au chiffre avancé par Michèle Alliot-Marie en 2007, lorsqu’elle s’était fixée comme objectif de tripler le nombre de caméras sur la voie publique d’ici 2009 :

On évalue à 340 000 les caméras autorisées dans le cadre de la loi de 1995, dont seulement 20 000 sur la voie publique (et) j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de l’exprimer, je veux tripler en deux ans le nombre de caméras sur la voie publique, afin de passer de 20 000 à 60 000.

L’objectif, martelé depuis par Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux et Claude Guéant, a été sévèrement relativisé lorsque la Cour des comptes, en juillet dernier, a révélé que les chiffres que lui ont confié les responsables de la police et de la gendarmerie faisaient état de seulement 10 000 caméras, pour un budget de 600 millions d’euros par an. Contacté par OWNI, le ministère de l’Intérieur, lui, martèle le chiffre de 35 000, tout en refusant de nous en donner la comptabilité, chiffrée, se bornant à renvoyer aux propos tenus par Claude Guéant dans la presse.

Alain Bauer, lui, attend 2012 avec impatience : “les autorisations accordées aux caméras avant 2007 seront toutes soumises à renouvèlement, on aura donc une idée précise du stock“. L’estimation du nombre de caméras est d’autant plus importante qu’elle permettra aussi, et au-delà du seul chiffre, de mesurer leur efficacité.

Or, Alain Bauer ne cache plus ses réserves à ce sujet, au point de critiquer ouvertement ceux qui pensent que, comme par magie, l’installation de caméras permettrait de résoudre tous les problèmes, comme il l’avait déclaré l’an passé sur France Inter :

Bruno Duvic : Alain Bauer, est-ce qu’on a précisément mesuré quand les caméras de vidéosurveillance étaient efficaces et quand elles l’étaient moins ?

Alain Bauer : Oui oui, on a de très nombreuses études sur la vidéoprotection, essentiellement anglo-saxonnes, qui montrent que dans les espaces fermés et clairement identifiés c’est très efficace, mais que plus c’est ouvert et moins on sait à quoi servent les caméras, moins c’est efficace, pour une raison simple, c’est qu’elles descendent rarement des poteaux avec leurs petits bras musclés pour arrêter les voleurs : la caméra c’est un outil, pas une solution en tant que tel…

Alain Bauer explique aujourd’hui à OWNI qu’il plaide ainsi depuis des années pour qu’une étude indépendante mesure scientifiquement l’efficacité de la vidéosurveillance, et qu’elle soit menée par des chercheurs et universitaires, y compris critiques envers cette technologie, à l’instar de Tanguy Le Goff ou d’Eric Heilmann. En 2009, ces derniers, en réponse au ministère de l’Intérieur qui venait de publier un rapport censé prouver l’efficacité de la vidéosurveillance en matière de prévention de la délinquance, avaient rétorqué, a contrario, que “rien ne permet de conclure à l’efficacité de la vidéosurveillance pour lutter contre la délinquance” (voir Vidéosurveillance : un rapport qui ne prouve rien). Etrangement, le projet d’étude scientifique et indépendante d’Alain Bauer aurait rencontré “peu d’enthousiasme” au ministère…

Les erreurs dans les fichiers de police ? Un “problème d’informaticiens”

C’est peu dire que les problèmes posés par les fichiers policiers soulèvent eux aussi “peu d’enthousiasme” place Beauvau. Président de la commission sur le contrôle des fichiers de police, Alain Bauer connaît là aussi bien le sujet. En 2006, il avait ainsi dénombré 34 fichiers policiers en 2006, et 45 en 2008. En 2009, les députés Delphine Batho (PS) et Jacques-Alain Bénisti (UMP), mandatés par l’Assemblée suite au scandale du fichier Edvige, en avaient de leur côté dénombré 58, dont un quart ne disposant d’aucune base légale. En mai 2011, OWNI en répertoriait pour sa part 70, dont 44 créés depuis que Nicolas Sarkozy est arrivé place Beauvau, en 2002.

Interrogé par OWNI cette explosion du nombre de fichiers, qu’il est censé contrôler, Alain Bauer explique que “la mission du Groupe de contrôle des fichiers était précisément de révéler notamment ceux qui existaient sans déclaration, puis de faire en sorte que les projets soient tous déclarés” :

Une partie de cette “inflation” est d’abord une révélation. Pour ma part, je suis favorable a une législation par type de fichiers comme je l’ai indiqué à la commission des lois de l’Assemblée nationale.

Cette mesure, consistant à débattre, au Parlement, de la création de tout nouveau fichier policier, figurait également en bonne place des 57 propositions formulées par Batho et Bénisti, dont la proposition de loi, bien que faisant l’objet d’un rare consensus parlementaire, et adoptée à l’unanimité par la commission des lois de l’Assemblée, a copieusement été enterrée sur ordre du gouvernement.

L’autre grand sujet d’inquiétude concernant ces fichiers est le nombre d’erreurs qui y figurent : en 2008, la CNIL avait ainsi constaté un taux d’erreur de 83% dans les fichiers STIC qu’elle avait été amenée à contrôler, tout en estimant que plus d’un million de personnes, blanchies par la Justice, étaient toujours fichées comme “défavorablement connues des services de police” dans ce fichier répertoriant plus de 5 millions de “suspects“, et plus de 28 millions de victimes.

La Justice n’envoie que 10% des mises à jour, mais ça changera avec le logiciel en 2012“, rétorque Alain Bauer, qui renvoie à la fusion programmée du STIC et de JUDEX (son équivalent, au sein de la gendarmerie), prévue pour 2012, au sein d’un Traitement des procédures judiciaires (TPJ) censé, notamment, moderniser le logiciel de rédaction de procédure développé voici une quinzaine d’année, et doté d’une interface type MS-DOS quelque peu dépassée.

L’objectif sera (aussi) d’avoir une équipe pour gérer le stock“, et donc les milliers, voire millions d’erreurs encore présentes dans les fichiers policiers, reconnaît Alain Bauer, un tantinet fataliste : “nous on recommande, mais c’est le ministère qui décide” . Et puis, “c’est un problème d’informaticiens“…

Photo d’Alain Bauer CC Thesupermat.

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Une politique du chiffre sans texte http://owni.fr/2011/10/05/fillon-a-abroge-la-culture-du-chiffre-de-sarkozy-oupas/ http://owni.fr/2011/10/05/fillon-a-abroge-la-culture-du-chiffre-de-sarkozy-oupas/#comments Wed, 05 Oct 2011 17:45:32 +0000 Romain Renier http://owni.fr/?p=82363

L’instruction, signée par Nicolas Sarkozy en 2006, et révélée ce mercredi par OWNI, instaurant une “culture de la performance” dans la police nationale, et donc à l’origine de la politique du chiffre, a été abrogée, en mai 2009, par… François Fillon.

En décembre 2008, le Premier ministre de Nicolas Sarkozy signait un effet un décret, dont l’entrée en vigueur était fixée au 1er mai 2009, et qui disposait que toute circulaire ou instruction signée avant cette date et non publiée sur le site internet circulaires.gouv.fr serait automatiquement abrogée :

Une circulaire ou une instruction qui ne figure pas sur le site mentionné n’est pas applicable. (…) Les circulaires et instructions déjà signées sont réputées abrogées si elles ne sont pas reprises sur le site.

Or, l’“instruction relative à l’exercice de l’autorité hiérarchique”, qui instaure la “culture de la performance” au sein de la police nationale, n’avait jamais été rendue publique jusqu’à ce matin. Elle a donc automatiquement été abrogée.

Des policiers coincés entre le marteau et l’enclume

Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’Université Evry-Val d’Essone, avait annoncé sur son blog Combats pour les droits de l’Homme la mort de nombreuses circulaires. Une information confirmée, le 23 février dernier, par le Conseil d’Etat.

Est-ce à dire qu’un policier peut aller à l’encontre d’un ordre découlant de l’instruction de Nicolas Sarkozy ? Loin de là, tempère Serge Slama : “l’abrogation de cette circulaire ne change pas grand-chose à l’application qui en est faite“.

Le policier peut toujours contester la valeur juridique de la circulaire, mais pas l’ordre de son supérieur, quand bien même il découlerait de l’“instruction relative à l’exercice de l’autorité hiérarchique” qui a donc été abrogée, explique l’universitaire : “le policier est pris entre une circulaire devenue inapplicable et l’obligation de respecter l’ordre de son chef de service en vertu du principe hiérarchique“.

Le principe hiérarchique, gravé dans le marbre par l’article 28 de la loi portant droits et obligations des fonctionnaires du 13 juillet 1983, dite Loi Le Pors, impose en effet aux fonctionnaires d’appliquer à la lettre tout ordre émanant de son supérieur :

Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public.

Le fonctionnaire de police a certes le droit de désobéir, mais uniquement si l’ordre qui lui est donné enfreint la loi et porte atteinte à l’intérêt général, et non à celui d’un simple individu. “Un cas de figure très rare“, selon Serge Slama.

Le policier réfractaire qui ne satisfait pas à ces conditions s’expose donc à une sanction pour faute disciplinaire. De même, le brigadier-chef qui doit passer ces jours-ci en conseil de discipline pour avoir insulté une collègue qui l’obligeait à oeuvrer en marge de la légalité afin de respecter la politique du chiffre, ne pourrait s’en prévaloir. Le constat est clair, le texte n’est plus, mais l’esprit, lui perdure.


Illustrations : Marion Boucharlat pour OWNI /-)

Retrouvez le dossier complet :

La note à l’origine de la politique du chiffre
La politique du chiffre se calcule
Plus la délinquance baisse, plus la violence augmente

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Vidéosurveillance : ce que révèle la Cour des comptes http://owni.fr/2011/07/14/videosurveillance-ce-que-revele-la-cour-des-comptes/ http://owni.fr/2011/07/14/videosurveillance-ce-que-revele-la-cour-des-comptes/#comments Thu, 14 Jul 2011 10:26:13 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=73685

Claude Guéant est un fin communiquant : ses remontrances à l’encontre de la Cour des comptes, lancées alors même que les journalistes n’avaient pas encore lu le rapport de la Cour sur le coût et l’efficacité de la politique de sécurité initié par Nicolas Sarkozy en 2002, ont été tout autant, sinon bien plus médiatisées que les problèmes soulevés par les magistrats.

La lecture du chapitre consacré à la vidéosurveillance devrait être rendu obligatoire à tout maire désireux d’équiper sa ville de caméras. On y apprend en effet que les préfets, chargés de promouvoir la vidéoprotection, autorisent de nombreuses installations de vidéosurveillance à violer la loi censée l’encadrer, et que les commissions départementales censées les contrôler n’en ont ni les moyens, ni la volonté… réduites à “s’assurer que le formulaire de demande (d’autorisation) est correctement rempli“.

Accessoirement, on apprend aussi que le ministère de l’Intérieur, qui veut tripler le nombre de caméras, ne sait pas compter : il avait en effet évoqué “environ 30 000 caméras en 2009, et 40 000 en 2010“. Or, l’enquête de la Cour, effectuée à partir des données rassemblées par la direction de la police et de la gendarmerie, a conduit à une estimation d’environ 10 000 caméras de surveillance de la voie publique à la fin de 2010…

La Cour des comptes s’étonne par ailleurs des conditions d’autorisation des systèmes de vidéosurveillance, que Charles Pasqua avait réussi, en 1995, à retirer du périmètre de la CNIL pour le confier aux préfets, et donc au ministère de l’Intérieur :

La commission départementale de la vidéoprotection se borne à vérifier que les engagements écrits, pris par le pétitionnaire, sont conformes à la réglementation.
Elle ne se rend jamais sur place. De fait, elle n’a aucune marge d’appréciation et son rôle est exclusivement formel : elle s’assure que le formulaire de demande est correctement rempli et que les pièces exigées sont jointes.

Chambre d’enregistrement administrative, “la commission ne se prononce pas sur le bien-fondé du recours à la vidéosurveillance au regard des risques en matière de sécurité publique“, ce qui fait dire à la Cour des comptes que “la fiabilité du régime d’autorisation expose entièrement sur la bonne foi des pétitionnaires“. Logiquement, “les avis négatifs sont exceptionnels“.

La Cour déplore également l’”examen rapide des dossiers“, et les “difficultés techniques” auxquelles les commissions sont confrontées : un président généralement débordé et “peu disponible pour exercer sa fonction“, des représentants “souvent absents des réunions” et difficiles à réunir, “faute de candidats“, un nombre de dossiers parfois “très élevé (près de deux cents dans les Bouches du Rhône)” rendant l’examen des dossiers complexes “souvent superficiel et rapide” :

Les membres de la commission les découvrent sur table. Le secrétariat de la commission n’est pas en mesure d’effectuer un travail préparatoire par manque de temps et de moyens.
Ainsi, la demande d’installation de 357 caméras supplémentaires par la ville de Nice, reçue en préfecture le 22 juin 2009, a fait l’objet d’un avis de la commission départementale daté du lendemain.

La Cour des comptes déplore enfin “l’absence de moyens matériels et humains” rendant impossible toute forme de contrôle a posteriori.

Des préfets juges et parties

Dans un chapitre consacré au “large pouvoir d’appréciation du préfet“, les magistrats rappellent par ailleurs que ce dernier est “chargé de promouvoir auprès des élus locaux les avantages de la vidéosurveillance de la voie publique (et) de mettre en œuvre un « plan départemental de développement de la vidéoprotection » dans les sites les plus sensibles“.

Or, le préfet est aussi celui qui délivre “les autorisations d’installation de tels systèmes“… Une double casquette d’autant plus facile à porter que “le préfet n’est pas lié par l’avis rendu par la commission départementale, qui n’est que consultatif“, et qu’”il peut passer outre un avis défavorable“, comme ce fut le cas, notent les magistrats, pour l’installation de 32 caméras de vidéosurveillance à Corbeil-Essonnes en 2006.

Signe que la vidéosurveillance est moins corrélée à la délinquance qu’au sentiment d’insécurité, la Cour souligne enfin qu’une “circulaire ministérielle a donné instruction aux préfets de considérer que le risque d’insécurité est avéré même si le lieu ou l’établissement à surveiller n’ont pas connu d’agression ou de vol au moment de la demande“…:

Les préfets disposent donc d’une grande marge d’appréciation. Ils accordent des autorisations d’installation de caméras de surveillance de la voie publique dans des quartiers où la délinquance baisse ou dans des communes où son niveau est faible.

Non content d’autoriser des caméras dans des endroits “où la délinquance baisse“, les préfets prendraient également quelques libertés avec la loi, à en croire les magistrats, qui ont découvert que les arrêtés préfectoraux “ne respectent pas toujours les exigences relatives à l’identité et la qualité des personnes chargées d’exploiter les systèmes et de visionner les images” et que, dans certains cas, “la formulation retenue mentionne des personnes qui ne peuvent matériellement être celles qui visionneront effectivement les images”.

Ainsi, dans d’autres communes, c’est le maire, l’un de ses adjoints, ou encore le garde-champêtre, qui est censé surveiller les écrans de contrôle… quand ce n’est pas une entreprise privée, comme ce fut le cas pour les 28 caméras de la commune de Cluses, “en infraction avec la loi, (…) ce que le préfet ne pouvait ignorer lors de la demande d’autorisation“, relève les magistrats.

Seuls les fonctionnaires de police (nationale ou municipale) ou de gendarmerie sont en effet habilités à accomplir des missions de surveillance de la voie publique.

Dans un chapitre intitulé “Des autorisations d’une régularité contestable“, la Cour des comptes rappelle ainsi aux préfets que “la faculté, généralement laisse aux communes par les autorisations préfectorales” de confier, indifféremment à des policiers municipaux ou à des agents d’un autre statut, la charge d’exploiter ou visionner les images “est contraire aux textes en vigueur“.

En conclusion de son rapport, la Cour des comptes estime ainsi que “les préfets remplissent imparfaitement leurs missions quand ils autorisent l’installation de systèmes de vidéosurveillance de la voie publique sans appliquer de façon rigoureuse toutes les dispositions prévues en ce qui concerne la qualité des personnes chargée de leur exploitation” :

Elle constitue une infraction à l’article 10 de la loi du 21 janvier 1995 et au code général des collectivités territoriales.

Des employés peu ou pas formés, ni assermentés, ni agréés

La situation se corse avec le “double problème de formation et de qualification” de ceux qui, “employés communaux changés de service, anciens policiers municipaux, agents de médiation reconvertis, personnel reclassé (agents de service, assistantes maternelles, gardiens de musée)“, sont chargés d’exploiter les images des caméras sans y avoir été préalablement formés :

La Cour et les chambres régionales des comptes ont souvent constaté la faible professionnalisation des agents communaux chargés d’exploiter les systèmes de vidéosurveillance de la voie publique, notamment de visionner les images.

Les magistrats s’étonnent également du fait qu’”ils ne sont ni assermentés ni agréés“, et que nombreux sont les centres de supervision qui, “comme celui de Corbeil-Essonnes, ne possèdent ni règlement intérieur, ni projet de service, ni instruction ou note du maire définissant leurs missions et responsabilités“, ou encore la liste nominative de ceux qui sont habilités à visionner les images.

Pour autant, écrivent les magistrats, “les risques de dérives dans l’utilisation des systèmes de vidéosurveillance sont réels, notamment en matière de respect de la vie privée“, comme l’avait souligné le rapport sur la vidéosurveillance de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) :

Le non respect de la confidentialité demeure le talon d’Achille de la vidéoprotection. Une seule dérive en la matière peut ruiner l’image de tout le dispositif. Sourcilleuse des éventuelles atteintes à son image, l’opinion publique pourrait vite changer si des dérapages étaient constatés et médiatisés.

Un coût estimé à 600 millions d’euros par an

Dans son étude Vidéosurveillance et espaces publics, le spécialiste Tanguy Le Goff avait estimé à 20 000€ le coût global moyen d’installation d’une caméra. Les magistrats, eux, multiplient quasiment le chiffre par deux, estimant le coût moyen pondéré à 36 600 € TTC, par caméra :

L’objectif gouvernemental de triplement du nombre de caméras installées sur la voie publique entre 2010 et 2012 représenterait un coût de l’ordre de 300 M€.

En terme de coût d’exploitation (incluant maintenance technique et rémunération du personnel), là non plus les caméras ne coûtent pas partout pareil. En moyenne pondérée, la vidéosurveillance coûterait 7 400 € par caméra et par an, ce qui, d’un point de vue strictement comptable, fait là aussi quelque peu tiquer la Cour des comptes :

Sur cette base, le triplement de vingt à soixante mille du nombre de caméras de vidéosurveillance, visé par l’État, représenterait une dépense supplémentaire de fonctionnement de l’ordre de 300 M€ par an pour les communes et les établissements intercommunaux, soit l’équivalent de la rémunération d’un tiers (6 500 policiers municipaux) des effectifs actuels des polices municipales.

Et plus il y a de projets subventionnés, moins il y a d’argent par caméra : “le coût des investissements des 533 projets de vidéosurveillance subventionnés en 2009 a été nettement moins élevé, soit en moyenne 136 457 € par projet et 7 570 € par caméra installée.“ Et, cette année, la subvention, allouée par caméra, a même été divisée par plus de deux : “au cours des dix premiers mois de l’année, le comité de pilotage stratégique a choisi de sélectionner 720 projets représentant 7 698 caméras pour un total de subventions du FIPD de 27,782 M€, soit 3 610 € par caméra.”

L’État subventionne largement la vidéosurveillance, au point d’y consacrer “plus de 60%” des crédits de son Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). Mais si le raccordement des caméras aux services de police et de gendarmerie est subventionné à 100%, par contre, les frais de fonctionnement, de maintenance et de renouvèlement sont à la charge des collectivités. Ce qui fait que de plus en plus de villes ont des caméras qui… ne fonctionnent plus, faute de budget pour les réparer.

Une efficacité qui reste à démontrer

En attendant, le programme de triplement en trois ans (2010-2012) du nombre de caméras de surveillance de la voie publique “nécessite un investissement qu’on peut estimer à 300 M€, subventionné, en moyenne, à hauteur de 40 % par l’Etat“, les collectivités territoriales devant, elles financer “60 % de l’investissement (plus) les dépenses de fonctionnement, de l’ordre de 300 M€ par an” :

En conséquence, il aurait été souhaitable, notamment du fait de l’importance des sommes en jeu, qu’une évaluation de l’ efficacité de la vidéosurveillance accompagne, sinon précède, la mise en œuvre, de ce plan de développement accéléré.

Or, déplore la Cour des comptes, et contrairement au Royaume-Uni, pays le plus vidéosurveillé, “aucune étude d’impact, réalisée selon une méthode scientifiquement reconnue, n’a encore été publiée“, alors même que les premières villes vidéosurveillées le sont depuis le milieu des années 90, et que le gouvernement ne cesse d’en vanter les mérites :

Revenant sur le rapport réalisé, à la demande du ministère de l’Intérieur, afin de démontrer “l’efficacité de la vidéosurveillance“, les magistrats soulignent “les résultats contradictoires ainsi que sa méthode (qui) ne permettent pas d’en tirer des enseignements fiables” (voir Un rapport prouve l’inefficacité de la vidéosurveillance).

Censée évaluer l’efficacité des caméras filmant la voie publique, l’étude se basait ainsi sur les caméras de la RATP et des transports en commun lillois… et non celles contrôlées par la police ou la gendarmerie. Le rapport précité dressait de même une liste de 18 “faits marquants d’élucidation, grâce à la vidéoprotection“, reposant essentiellement sur des caméras installés dans des hôtels, bureaux de tabac, supermarchés… et même la vidéo d’un mariage.

La Cour des comptes relève également l’extension des domaines d’utilisation de la vidéosurveillance, passés progressivement des “objectifs initiaux (que) sont la surveillance de la voie publique, des bâtiments communaux ou encore du trafic routier” à une “gestion urbaine de proximité” :

Ainsi, depuis la fin de 2009, sur certaines artères de Cannes, les véhicules en infraction, notamment garés en double file, peuvent être photographiés par les caméras et les contrevenants reçoivent un timbre amende dans les 48 heures.

A Nice, en outre, un partenariat a été engagé avec la police nationale, auquel ont participé financièrement la commune et le département, pour mémoriser les plaques d’immatriculation de tous les véhicules entrants et sortants de la ville.

Initiée pour lutter contre la délinquance, la vidéosurveillance, rebaptisée « vidéoprotection » par la LOPPSI 2 est aujourd’hui “considérée, davantage encore en période de baisse des effectifs de policiers et de gendarmes, comme l’un des principaux moyens pour réduire le nombre de délits et améliorer leur taux d’élucidation“. La lecture du rapport de la Cour des comptes fait plutôt penser au programme analysé par Michel Foucault dans son ouvrage sous-titré “Naissance de la prison” : Surveiller et punir. Mais à quel prix ? Au profit de qui ? Et pourquoi ?

Dans sa réponse aux magistrats, Claude Guéant dénonce “un nombre important d’inexactitudes, d’erreurs d’analyse, d’oublis et d’appréciations manquant parfois d’objectivité“. Mais plutôt que de mentionner les caméras installées sur la voie publique, dont toutes les études ont démontré l’inefficacité, il se contente d’évoquer les… 15 000 caméras des réseaux fermés de transport public de Paris et sa banlieue pour justifier sa volonté de suivre l’objectif fixé de tripler le nombre de caméras.

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MAJ 16.11.2011 : photos de Pulpolux [cc-by-nc] via Flickr

Une Marion Boucharlat pour OWNI /-)

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Vers un fichage généralisé des “gens honnêtes” http://owni.fr/2011/07/05/carte-identite-biometrique-fichage-generalise-gens-honnetes/ http://owni.fr/2011/07/05/carte-identite-biometrique-fichage-generalise-gens-honnetes/#comments Tue, 05 Jul 2011 14:44:35 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=72829

La future carte d’identité, débattue au Parlement ce 7 juillet, reposera sur la création d’un “fichier des gens honnêtes” (sic) répertoriant les noms, prénoms, sexe, dates et lieux de naissance, adresses, tailles et couleurs des yeux, empreintes digitales et photographies de 45 millions de Français voire, à terme, de l’ensemble de la population.

L’expression “fichier des gens honnêtes” a été utilisée par François Pillet, sénateur (UMP) du Cher et rapporteur de la proposition de loi sur la protection de l’identité (voir le dossier), adoptée en première lecture au Sénat, et qui sera discutée à l’Assemblée le 6 juillet:

Pour atteindre l’objectif du texte, il faut une base centralisant les données. Or cette base serait unique dans l’histoire de notre pays au regard de sa taille, puisqu’elle porterait sur 45 millions d’individus, si elle existait à l’heure actuelle. À terme, elle est susceptible de concerner 60 millions de Français. Ce sera de surcroît le premier « fichier des gens honnêtes ».

Ce fichier n’a donc pas d’équivalent. Toutes les personnes auditionnées ont mis en garde, plus ou moins expressément, contre son usage à d’autres fins que la lutte contre l’usurpation d’identité, ce qui présenterait des risques pour les libertés publiques.

Le gouvernement cherche depuis 10 ans à moderniser la carte d’identité, afin d’y rajouter une “puce électronique sécurisée“, et de centraliser dans une base de données les identifiants, notamment biométriques, des personnes fichées. Ce qui pose de nombreux problèmes techniques, juridiques et politiques. Au point, comme le reconnait François Pillet, qu’”aucun des (trois) projets de loi rédigés sur le sujet par les gouvernements successifs n’ont finalement été présentés au Parlement“.

“Zorro n’étant pas disponible…”

Le projet de carte INES (pour Identité Nationale Électronique Sécurisée), sévèrement critiqué par le Forum des droits de l’Internet et par la CNIL, avait ainsi été abandonné en 2005. Il s’agissait alors de lutter contre le terrorisme et l’immigration irrégulière, comme l’expliqua alors Dominique de Villepin aux députés, dans une formule toute en sobriété :

L’usage de faux papiers coûte en outre plusieurs milliards à la nation chaque année. Pour régler le problème, nous pouvions bien sûr nous adresser à Zorro (…) Mais il n’était pas disponible, et c’est pour cela que nous avons sollicité INES.

Dans un article paru dans un ouvrage collectif passionnant, L’identification biométrique, Clément Lacouette-Fougère, auteur d’un mémoire de recherche sur INES, le qualifie de “solution à la recherche de problèmes (…) électoralement risqué et techniquement instable“.

A l’époque, le ministère de l’Intérieur voulait pouvoir s’en servir afin d’identifier les propriétaires d’empreintes digitales non fichés au Fichier automatisé des empreintes digitales (FAED), qui répertorie 3,6 millions d’individus, mais aussi 212 000 traces non identifiées. Mais la CNIL notamment s’y était fermement opposée.

Peinant à apporter des preuves tangibles du lien entre le rôle des fraudes à l’identité et la lutte contre le terrorisme, mis à mal par le débat public, souffrant de nombreuses incohérences bureaucratiques, les porteurs du projet délaissèrent alors l’argument sécuritaire, et cherchèrent d’autres justifications.

On avait ainsi vu les deux policiers responsables du projet reconnaître qu’ils n’avaient pas, eux-mêmes, de carte d’identité (elle n’est pas obligatoire), tout en vantant les mérites du projet de carte d’identité sécurisée au motif que cela allait favoriser… le commerce électronique :

A quoi sert une carte d’identité ? A lutter contre le terrorisme ? Oui, un petit peu, mais ce n’est pas la seule raison, et ce n’est pas la première.

A votre avis, combien de lettres recommandées sont envoyées en France chaque année ? 240 millions. Combien de temps perdez-vous à aller chercher une lettre recommandée à la Poste ? L’année prochaine, tous les ordinateurs seront livrés avec un lecteur de carte. Il n’y aura plus à se déplacer.

Cinq ans plus tard, les ordinateurs ne sont toujours pas livrés avec un lecteur de carte. Mais le nouveau projet en reprend l’idée, avec une seconde puce, facultative et commerciale, “portant la signature électronique de la personne, autorisant l’authentification à distance, ce qui remplacerait le recours à des sociétés commerciales“, comme l’a expliqué Claude Guéant :

Concrètement, l’authentification par le second composant de la carte s’effectuera via un boîtier relié à l’ordinateur personnel, dont les utilisateurs intéressés par ce service devront se doter.

En 2001, un projet similaire, Cyber-comm, lecteur personnel de carte à puce censé “envahir le marché et faire entrer massivement la France dans l’ère du commerce électronique sécurisé“, avait fait un énorme flop, et l’on peut raisonnablement douter du fait que les internautes dépenseront plusieurs dizaines d’euros dans de tels boîtiers alors qu’il existe de nombreux mécanismes de paiement et d’identification sécurisés.

“L’objectif annoncé est, par essence, inaccessible”

Les précédents argumentaires censés justifier la carte d’identité biométrique ayant échoué, la proposition de loi de Jean-René Lecerf (UMP) vise aujourd’hui officiellement à lutter contre les usurpations d’identité qui, d’après un sondage du Credoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), toucherait 4,2% de la population française :

Cela représente plus de 210 00 cas avérés chaque année, un chiffre plus important que les cambriolages à domicile (150 000) et que les vols d’automobile (130 000)

François Pillet, le rapporteur de la proposition de loi, souligne cela dit que ces données “n’ont pas été scientifiquement établies, le chiffre de 210 000 cas (ayant) été obtenu en suivant une méthode unanimement critiquée (et) d’une fiabilité douteuse“, et à la demande d’une société spécialisée dans les broyeuses de documents, et qui avait donc intérêt à gonfler les chiffres de l’usurpation d’identité.

L’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale a, quant à lui, répertorié, en 2009, 13 900 faits de fraude documentaire ou d’identité, quand la direction des affaires criminelles et des grâces répertoriait de son côté 11 627 condamnations la même année, bien loin donc des 210 000 cas avancés par le Credoc.

Alain Bauer, conseiller de Nicolas Sarkozy pour ce qui est des questions de sécurité, et président de l’Observatoire national de la délinquance, avait d’ailleurs lui-même émis des doutes (.pdf) lorsqu’il avait été auditionné par la CNIL, en 2005, rappelant notamment que la fraude à l’identité porte essentiellement sur le permis de conduire et les passeports et qu’”en revanche, celle-ci existe quantitativement très peu dans les affaires de terrorisme et de crimes organisés (à l’exception de la traite des êtres humains)” :

Quant à l’objectif annoncé d’éradiquer la contrefaçon des pièces d’identité, j’estime qu’il est, par essence, inaccessible. En effet, malgré tous les raffinements technologiques utilisés, je suis convaincu que la nouvelle carte d’identité sera contrefaite dans un futur plus ou moins proche, car les faussaires s’adaptent toujours aux nouveaux moyens technologiques.

Un dispositif contraire à la convention européenne des droits de l’homme ?

L’objectif du gouvernement est aujourd’hui de fusionner les bases de données du passeport biométrique et de la carte d’identité. En 2007, dans son avis sur le passeport biométrique, la CNIL avait dénoncé le recours à une base centralisée pour conserver les données, ainsi que le recueil de 8 empreintes digitales, là où les autres pays européens n’en exigent que deux :

Si légitimes soient-elles, les finalités invoquées ne justifient pas la conservation, au plan national, de données biométriques telles que les empreintes digitales et que les traitements ainsi mis en œuvre seraient de nature à porter une atteinte excessive à la liberté individuelle.

Vertement critiquée par les associations de défense des droits de l’homme, la base de données des empreintes digitales du passeport biométrique avait fait l’objet, en 2008, de quatre recours devant le Conseil d’État. En juin 2010, le rapporteur public avait recommandé l’annulation de la collecte de 6 des 8 empreintes digitales, mais pas l’annulation de la création d’une base centralisée.

A ce jour le Conseil d’État ne s’est toujours pas prononcé définitivement sur la licéité de la base de données, et du nombre d’empreintes susceptibles d’y être stockées. Mais c’est probablement, estime l’opposition, pour pouvoir précisément contourner l’avis du Conseil d’État, et éviter d’avoir à consulter la CNIL, que le projet revient aujourd’hui sous la forme d’une proposition de loi, déposée non par le gouvernement, mais par un sénateur.

“Nous ne voulons pas laisser derrière nous une bombe”

Le problème se pose aussi à l’échelle européenne : la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi condamné la Grande-Bretagne pour avoir conservé les empreintes ADN d’innocents dans le fichier génétique de police britannique, au motif, rappelle Éliane Assassi, sénatrice communiste, que l’ensemble des citoyens ne peuvent être traitées de la même manière que les personnes coupables ou inculpées.

Soucieux de respecter la convention européenne des droits de l’homme, les sénateurs, qui ont adopté le texte en première lecture le 31 mai dernier, ont dès lors voulu éviter tout détournement de la base de données, et notamment toute utilisation en matière de police judiciaire afin de rendre impossible l’identification d’un individu à partir de ses empreintes digitales ou de sa photographie, comme l’a expliqué François Pillet :

Nous ne voulons pas laisser derrière nous une bombe : c’est pourquoi nous créons un fichier qui ne peut être modifié.

A cette fin, ils ont proposé de rajouter des “garanties matérielles (rendant) techniquement impossibles un usage du fichier différent de celui qui a été originellement prévu“, à savoir lutter contre l’usurpation d’identité, et ont proposé de recourir à une technologie dite “à liens faibles“, qui a notamment fait l’objet d’un brevet déposé par Sagem. Concrètement, ces “liens faibles” permettent de s’assurer que la personne figure bien dans le fichier, mais empêchent de l’identifier à partir de ses données personnelles telles que ses empreintes digitales ou de sa photo.

Le gouvernement, tout comme Philippe Goujon, rapporteur de la proposition de loi à l’Assemblée, sont fermement opposés à ce dispositif, au motif qu’”en cas d’usurpation d’identité, il sera impossible d’identifier l’usurpateur, à moins de faire une enquête longue et coûteuse” :

Si un usurpateur tentait de faire établir un document d’identité avant son titulaire légitime, il faudrait enquêter sur plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de personnes pour le démasquer, ce qui constituerait une atteinte à la vie privée bien plus grave que le recours à une identification directe du fraudeur.

En outre, l’architecture du fichier central conçue par le Sénat rendra celui-ci inutilisable pour une recherche criminelle. Or, j’estime qu’une telle recherche, qui n’interviendrait que sur réquisition judiciaire, doit être possible.

Pour Delphine Batho, députée socialiste, “le véritable objectif de ce texte, c’est le fichage biométrique de la totalité de la population à des fins de lutte contre la délinquance” :

Il existe un fichier permettant d’identifier les fraudeurs : le fichier automatisé des empreintes digitales (FAED), qui recense 3 millions d’individus, soit 5 % de la population, et qui a permis de détecter 61 273 usurpations d’identité. Cet outil me semble suffisant.

Les auteurs de cette proposition de loi estiment, pour résumer, que pour détecter un fraudeur, il faut ficher tout le monde.

Pour Sandrine Mazetier, députée PS, la proposition de loi bafouerait également les principes de finalité et de proportionnalité “pierre angulaire de la loi Informatique et libertés” :

Il semble totalement disproportionné de mettre en place un fichage généralisé de la population française pour lutter contre 15 000 faits d’usurpation d’identité constatés par la police.

Disproportionné, peut-être. Mais il en va aussi des intérêts souverains de l’économie française : Morpho, fialiale de Safran, qui avait déjà emporté l’appel d’offres du passeport biométrique, est en effet le “n°1 mondial de l’empreinte digitale“, et n°1 mondial des titres d’identité biométrique sécurisés…

NB : comme le rappelle très opportunément Pierrick en commentaire, la carte d’identité n’est pas obligatoire. Si on vous demande de justifier de votre identité, voilà ce qu’il vous faut savoir : La carte d’identité n’est pas un document obligatoire. L’identité peut être justifiée par un autre titre (passeport ou permis de conduire), une autre pièce (document d’état civil indiquant la filiation, livret militaire, carte d’électeur ou de sécurité sociale), voire un témoignage.


Illustrations CC FlickR par pictalogue, Pink Sherbet Photography, Special Collections at Wofford College

Voir aussi :
- Fichons bien, fichons français !
- Morpho, n° 1 mondial de l’empreinte digitale

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http://owni.fr/2011/07/05/carte-identite-biometrique-fichage-generalise-gens-honnetes/feed/ 62
Nicolas Sarkozy a créé 44 fichiers policiers http://owni.fr/2011/05/31/nicolas-sarkozy-a-cree-44-fichiers-policiers/ http://owni.fr/2011/05/31/nicolas-sarkozy-a-cree-44-fichiers-policiers/#comments Tue, 31 May 2011 12:19:43 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=65407 En 2006, le groupe de travail sur les fichiers de police et de gendarmerie, dépendant du ministère de l’Intérieur et présidé par Alain Bauer, recensait 34 fichiers. En 2009, le rapport des députés Delphine Batho et Jacques-Alain Bénisti, mandatés par l’Assemblée suite au scandale Edvige, en répertoriait 58, soit une augmentation de 70% en trois ans.

Plusieurs d’entre-eux avaient échappé aux radars du groupe d’Alain Bauer parce qu’expérimentaux, ou non déclarés. Les deux députés notaient par ailleurs que le quart des fichiers identifiés par les députés n’avaient aucune base légale… Un comble, pour des fichiers de police judiciaire.

En consultant les avis de la CNIL publiés au Journal Officiel et relatifs aux traitements de données mis en oeuvre par la police ou la gendarmerie, OWNI a dénombré, à ce jour, au moins 70 fichiers policiers (plusieurs autres sont en cours de création, ou d’expérimentation, et non encore déclarés), soit 12 de plus en seulement deux ans.

Les députés, suite au scandale Edvige, avaient pourtant expressément réclamés d’être saisis de toute création d’un nouveau fichier. Mais leur proposition de loi avait été copieusement enterrée, “en grande pompe (et) sur ordre du gouvernement“, fin 2009.

44 de ces 70 fichiers ont été créés, ou officialisés, depuis que Nicolas Sarkozy est arrivé Place Beauvau, en 2002. Quelques-uns avaient en effet été créés avant son arrivée, à l’instar de JUDEX, le fichier des suspects de la gendarmerie, créé en 1985 et qui a fonctionné en toute illégalité jusqu’à sa régularisation, en… 2006. En tout état de cause, le nombre de fichiers a explosé de 169% depuis 2002.

Dans le même temps, Nicolas Sarkozy a également fait adopter pas moins de 42 lois sécuritaires… et fait modifier la loi informatique et libertés, en 2004, de sorte que lorsque le gouvernement veut créer un fichier “de sûreté” ou portant sur l’ensemble de la population (carte d’identité, dossier médical partagé, etc.), il ne soit plus obligé de tenir compte de l’avis de la CNIL, mais seulement de le publier au Journal officiel. Ce qui explique aussi ce pour quoi le nombre de fichiers policiers explose véritablement à partir de 2005 :

Fichiers d’étrangers, de “non-admis“, de passagers, d’interdits de stade, d’analyse de crimes et délits, de renseignement, de prélèvements (biométriques, génétiques)… la quasi-totalité relève du “profiling“. Très peu relèvent de l’anti-terrorisme, mais nombreux sont ceux qui visent la sécurisation des frontières, et tout particulièrement les étrangers.

Le nombre de fichiers créés ces dernières années est tellement important que, pour les visualiser, il nous a fallu étirer l’application dans toute sa hauteur. Cliquez sur les noms des fichiers pour afficher leurs descriptions, et utiliser la souris pour visualiser les plus récents, à droite du tableau (voir aussi le tableur où ont été répertoriés tous ces fichiers) :

Lorsqu’elle s’est sérieusement penchée, en 2008, sur le plus connu des fichiers policiers, le STIC (Système de Traitement des Infractions Constatées, casier judiciaire bis qui répertorie plus de la moitié des Français : 5 millions de “suspects” et 28 millions de victimes), la CNIL avait constaté 83% d’erreurs dans les 1400 fiches qu’elle avait été amenée à contrôler.

Dans son rapport, la CNIL déplorait également le fait que, faute d’être mis à jour par le ministère de la Justice, le STIC continuait à ficher comme “suspects” plus d’un million de personnes qui avaient pourtant été blanchies par la Justice.

Aucune évaluation d’ensemble de la fiabilité des fichiers policiers, de leurs taux d’erreur et du nombre de “présumés innocents” fichés, à tort, comme “suspects“, n’a jamais été effectué. Personne ne sait exactement combien de personnes y sont fichés, mais on estime que l’emploi de plus d’un million de salariés dépend de leur inscription, ou non, dans ce fichier, et que plusieurs milliers d’entre-eux ont d’ores et déjà été licenciés, ou se sont vus refuser tel ou tel emploi, parce qu’ils y figuraient.


A noter que, pour faciliter la visualisation, nous n’avons pas mentionné les 6 fichiers créés de 1942 à 1987, à savoir :

  • Fichier de la batellerie (1942)
  • Fichier relatif à la carte nationale d’identité (1955)
  • FAR – Fichier alphabétique de renseignements (1971)
  • FNPC – Fichier national des permis de conduire (1972)
  • FPNE – Fichier des personnes nées à l’étranger (1975)
  • FAC – Fichier des avis de condamnations pénales (1982)
  • FTPJ – Fichier de travail de la police judiciaire (1987)

Voir aussi les nuages de tags de ces fichiers :

Wordle: Fichiers policiers français Wordle: Fichiers policiers français

Image CC by-nc-nd entropiK

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http://owni.fr/2011/05/31/nicolas-sarkozy-a-cree-44-fichiers-policiers/feed/ 110
La cavalerie judiciaire* http://owni.fr/2010/10/01/la-cavalerie-judiciaire/ http://owni.fr/2010/10/01/la-cavalerie-judiciaire/#comments Fri, 01 Oct 2010 09:58:03 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=30096

Je rappelle toujours que le prix de la journée en détention, c’est 80 € et que dans les hôpitaux ou ailleurs, c’est dans les 6 ou 800 €. Donc, quand les caisses sont vides, on fait pas de sentiments, on fait de l’utile (…) Je pense que c’est une façon de se débarrasser à bon prix de ce qui est parfaitement improductif et coûteux : la misère est improductive et coûteuse.

Christiane de Beaurepaire, psychiatre, ancienne chef de service psychiatrique de la maison d’arrêt de Fresnes

Une galerie de portraits. Des figures, des visages. Des gueules cassées qui témoignent de la violence intrinsèque d’une société de compétition qui ne sait plus trop que faire de ses perdants, de ses exclus, de sa petite cour des miracles ordinaire.

Une galerie de portraits de ceux que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas, qui ne comptent pas, sauf pour alimenter la politique du chiffre de la France sécuritaire et qui, fatalement, échouent tôt ou tard dans des juridictions spécialement taillées à la mesure de leur insignifiance sociale.

La Justice est la voiture-balai de beaucoup d’échecs.
Jean-Claude Marin, procureur de la République de Paris

C’est donc au cœur de la machine judiciaire à broyer les petites gens que Cyril Denvers a planté sa caméra. Pas n’importe où.  À la P12. La Section 12 du Parquet de Paris. Celle où échoue le flot des flagrants délits. À la 23e chambre, celle qui s’occupe des comparutions immédiates, les CI, la justice en temps réel, celle qui s’occupe de ce que les gens et les médias appellent l’insécurité : les vols simples, les délits routiers, les violences sur personnes, les violences conjugales, les consommateurs de stupéfiants. Le menu fretin, les bons clients de la Police qui fait bien son boulot, les abonnés d’une vie qui ne fait jamais de cadeaux.

Chaque année, ce sont 14 000 personnes qui sont déférées à la P12 pour être jugées dans la journée, dont un tiers sont des récidivistes légaux, c’est-à-dire ceux qui ont déjà été condamnés pour les mêmes faits dans les cinq dernières années, ceux pour lesquels a été taillée sur mesure la fameuse loi du 10 août 2007 instaurant les peines planchers. Les peines planchers ou l’idée que l’on va guérir les récidivistes en tapant chaque fois un peu plus durement sur eux. Alors que, déjà, le régime des comparutions immédiates a la main incroyablement lourde pour les petits larcins, alors que, déjà, cette justice en temps réel ressemble à s’y méprendre à une justice expéditive pour ne pas dire sommaire.

Cyril Denvers filme en plan serré, très serré, le visage de ses récidivistes en transit dans les entrailles bruyantes du Palais de Justice de Paris, comme s’il voulait en extraire chaque particule d’humanité, chaque étincelle de vérité. Il se pose en Depardon moderne, égrenant la litanie des petits délits et des grandes misères dans les auditions entre les prévenus et le procureur, les prévenus et leur avocat commis d’office, forcément, entre les prévenus et la caméra, caméra intime qui refuse de jouer le jeu de la fausse objectivité.

Une justice d’abattage

Des piles de dossiers que personne n’a le temps de lire et que l’on résume au pedigree judiciaire du prévenu. Multirécidiviste. En CI. Pour tout, pour rien. Comme cette mère de quatre enfants, condamnée quatre fois pour défaut de permis de conduire. Elle avait un permis tunisien. Pas reconnu. Pas d’argent pour passer le français. Et surtout pas d’aide pour s’en sortir. Pas le choix, non plus. Elle va prendre deux mois fermes. Et toujours pas de solution. Combien cela coûterait-il d’aider madame D à se payer ce permis de conduire dont elle a besoin pour aller bosser, pour faire ses courses, plutôt que de payer une énorme machine folle à distribuer de l’incarcération?

Monsieur P est déféré pour port d’arme de 6e catégorie. Ça en jette, ça fait peur. En fait, monsieur P est handicapé des deux mains, SDF et porte sur lui un Laguiole pour manger. Il a été ramassé dans le métro où il se protégeait du froid. Avec sa bonne tête de bon client pour la P12. Un mois ferme.

Une justice de classe

Des junkies, des RMIstes, des psychotiques, des zonards, des pauvres. La 23e chambre, c’est le tribunal des pauvres. Et pour les pauvres, le temps de la justice est réduit à sa plus simple expression, celle de la sanction. Et tombent les peines d’incarcération pour tout, pour rien, pour 15 €, un paquet de piles. La justice du voleur de pizza, comme la nommaient ses détracteurs en 2007, marche à présent à plein régime.

Il faut juger l’acte et l’homme et en comparution immédiate, on ne juge que l’acte, pas les circonstances. Il faudrait une justice en temps de justice. Pour juger un homme, il faut avoir le temps de l’écouter, le temps de le comprendre.
Serge Portelli, juge, vice-président au Tribunal de Paris, président de la 12e Chambre correctionnelle

Alors, le 6 octobre 2010, à 22 h 40, prenez le temps, prenez le temps de voir Récidivistes : chroniques de la délinquance ordinaire, sur France 4.

Et peut-être que vous comprendrez.

Surtout, si, pendant que les récidivistes défilent sur votre écran, dans un coin de votre mémoire, vous vous surprenez à penser à la manière dont la même Justice peut prendre son train de sénateur et sa plus grande mansuétude quand il s’agit de juger les délits à la mesure de la fortune des riches et des puissants de notre pays…

* Expression particulièrement descriptive de ce qui se passe à la 23e chambre et dont nous rendons la maternité à Me Alexandra Kerros, jeune avocate commise d’office.

Illustration CC FlickR par Still Burning

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Internet stimule l’imbécilité http://owni.fr/2010/03/03/internet-stimule-l%e2%80%99imbecilite/ http://owni.fr/2010/03/03/internet-stimule-l%e2%80%99imbecilite/#comments Wed, 03 Mar 2010 11:30:47 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=9342 3648178346_7703e25f821-450x262

De nos jours, aux États-Unis. Pour avoir participé à un viol collectif, 7 mois de prison1. Pour un braquage à main armée, 18 mois. Pour l’enregistrement vidéo d’un film dans une salle, 24 mois2. Pendant que de plus en plus de gens dénigrent Internet, prétendent qu’il n’a aucune influence politique et sociale, les tribunaux dispensent des peines disproportionnées pour des délits survenus sur Internet. Dans le même temps, les gouvernements votent des lois pour réduire la liberté des internautes. N’est-ce pas paradoxal ?

Si Internet n’avait aucune importance, pourquoi faudrait-il légiférer à son sujet ? Pourquoi faudrait-il pénaliser des activités qui ne mettent en danger la vie de personne ? Pourquoi même faudrait-il en parler ? Mais si on en parle autant, n’est-ce pas que quelque chose couve ? Peut-être pas quelque chose qui a été prévu, mais quelque chose d’encore innommable.

Le viol, le braquage à main armé, le crime… n’effraient pas les structures de pouvoir. Elles les ont intégrés et même abondamment pratiqués au cours de l’histoire. Le piratage d’un film constitue, en revanche, une menace plus subversive. Il s’agit de manipuler l’information, de la transférer par des canaux alternatifs, des canaux qui échappent aux structures de pouvoir. Elles n’ont pas l’intention de se laisser contourner.

Alors Internet n’a aucun impact sociétal ? Par leurs réactions musclées, les gens de pouvoir me paraissent plus lucides que l’intelligentsia techno-sceptique.

Books

Dans son numéro de mars-avril, la revue Books titre en cover Internet contre la démocratie ? Bien sûr pour égratigner Internet. Je vais y revenir. Mais ne trouvez-vous pas étrange que ces revues papier qui peinent à cause d’Internet ne cessent de dénigrer Internet ?

Comment les prendre au sérieux ? Si Internet change un tant soit peu la société, leur modèle ne tient pas. Comment voulez-vous que ces journalistes soient objectifs ? Le rédacteur-en-chef de Books avoue d’ailleurs dans son édito que sa revue est loin de l’équilibre.

J’imagine ce qu’il pense : « Que ce serait bien si Internet pouvait se dégonfler, si on pouvait en revenir à l’ancienne économie du papier. Alors essayons d’entretenir cette idée d’un Internet malsain pour entretenir cette autre idée que les informations de qualité ne se trouvent que sur le papier. » Ce point de vue traverse le dossier de Books.

Vous allez peut-être vous demander si les défenseurs d’Internet sont eux-mêmes objectifs ? Si Internet se développe, nous gagnons par ricochet du prestige. D’un autre côté, nous aussi, surtout ceux qui comme moi vivent de l’écriture, nous ne gagnons rien à ce développement, il ne nous paie pas plus que les journalistes des magazines qui agonisent (et même moins). Si nous nous engageons pour Internet, c’est parce que nous croyons qu’il ouvre de nouvelles possibilités historiques. Nous le faisons, en tout cas je le fais, par militantisme.

Oui, nous sommes des militants, nous ne sommes donc pas objectifs, mais nous ne nous contentons pas du monde que nous observons. Nous voulons le transformer, l’orienter dans la mesure de nos moyens dans une direction qui nous paraît plus agréable (je reste vague au sujet de cet agréable pour laisser la place à une pluralité d’agréables).

La technique du Lone Wolf

Lors de cette brillante conférence, Alain Chouet nous explique qu’Al Qaïda est morte entre 2002 et 2004 :

Ce n’est pas avec un tel dispositif [une cinquantaine de terroristes vivant en conditions précaires dans des lieux reculés et avec peu de moyens de communication] qu’on peut animer à l’échelle planétaire un réseau coordonné de violence politique.

Preuve : aucun des terroristes de Londres, Madrid, Casablanca, Bali, Bombay… n’ont eu de contact avec l’organisation. Chouet nous présente tout d’abord la vision traditionnelle de ce qu’est une structure politique hiérarchisée. Pour agir à l’échelle globale, elle a besoin de liens fonctionnels. Il faut que des gens se parlent et se rencontrent et se commandent les uns les autres. Si ces critères ne sont pas remplis, la structure n’existe pas, Al Qaïda n’existe pas.

Chouet montre toutefois qu’une autre forme d’organisation existe, un réseau de gens isolés, les loups solitaires qui se revendiquent d’Al Qaïda. Maintenant que l’information circule, n’importe quel terroriste peut se dire d’Al Qaïda s’il se sent proche des valeurs d’Al Qaïda. Il n’a pas besoin adhérer au parti pour être membre du parti.

Pour Chouet, on ne combat pas une structure en réseau avec des armées hiérarchisées. On ne fait ainsi que créer des dommages collatéraux qui ont pour effet d’engendrer de nouveaux terroristes. Pour s’attaquer au réseau, il faut une approche en réseau. Exemple : proposer en tout point du territoire une éducation et une vie digne aux hommes et aux femmes qui pourraient devenir membres du réseau.

Tous ceux qui critiquent Internet et même tous ceux qui théorisent à tort et à travers à son sujet devraient écouter et réécouter cette conférence d’Alain Chouet. Trop souvent, ils pensent hiérarchies et oublient que le Web a été construit par des loups solitaires (à commencer par Tim Berners-Lee qui a travaillé en perruque au CERN). Pour créer un site Web, nous n’avons rien à demander à personne.

Inversement, si des gens veulent utiliser internet pour s’attaquer à des structures centralisées, ils ont tout intérêt à adopter une stratégie en réseau (à moins d’être de force égale ou supérieure à leurs ennemis centralisés).

Le cyberoptimisme

En introduction du dossier de Books, Olivier Postel-Vinay veut en finir avec le cyberoptimisme. C’est un peut comme s’il écrivait qu’il fallait en finir avec l’église catholique, l’anarchisme ou le capitalisme. Le cyberoptimisme, c’est l’engagement militant que j’évoquais.

Il ne s’agit pas d’en finir mais de faire que cet optimisme se concrétise et transforme la société, cette société pas toujours belle à voir. Sans optimisme, elle risque de se gâter davantage. Et puis optimisme rime-t-il avec irréalisme ? Je ne vois pas de lien de cause à effet.

Et puis quand on écrit dans un canard qui se prétend sérieux et qu’on fait parler des gens comme Berners-Lee, on les cite. Où le père du Web a-t-il dit qu’Internet pouvait jouer un rôle sur le plan démocratique ?

[Berners-Lee] se persuada très tôt du rôle positif, voire révolutionnaire, que ce nouvel instrument pourrait jouer sur le plan de la démocratie, écrit Postel-Vinay. Avec le Web, Internet offrait désormais à tout un chacun la possibilité de s’exprimer immédiatement dans la sphère publique et d’y laisser une trace visible par tous, dans le monde entier. Bien avant l’apparition de Google et autres Twitter, l’outil affichait un énorme potentiel de rénovation civique.

Que de confusions. Internet tantôt un instrument, tantôt un outil, pourquoi pas un media. Internet est bien plus que tout cela : un écosystème où l’ont peut entre autre, créer des outils. Il ne faut pas confondre le Web et les services Web comme Google ou Twitter. Cette confusion peut avoir des conséquences aussi dramatiques que de prendre Al Qaïda pour une structure hiérarchique et l’affronter comme telle.

Le Web est une structure décentralisée, en grande partie auto-organisée. Google, Twitter, Facebook… sont des entreprises centralisées, structurées sur le même modèle que les gouvernements les plus autocratiques de la planète. Comment imaginer que des citoyens pourraient faire la révolution en recourant à ces services ? Il faut être un cyberdumb comme Clay Shirky pour le croire. Alors doit-on dénigrer Internet à cause d’un seul imbécile avec pignon sur rue outre atlantique ?

La partie politique du dossier de Books ne s’appuie que sur les théories de Shirky critiquées par Evgueni Morozov. C’est surréaliste. Shirky vit dans le monde des capital-risqueurs américains. Vous vous attendez à une quelconque vision politique novatrice venant d’un tel bonhomme ?

Comment quelqu’un nourri à la dictature de l’argent pourrait penser la révolution politique ? Il ne le peut pas. Pour lui la révolution ne peut passer que par les services cotés en bourse. On n’abat pas la dictature avec des outils dictatoriaux sinon pour établir une nouvelle dictature.

Il faut arrêter de prendre Shirky en exemple et de généraliser ses idées à tous les penseurs du Web. Surtout à Berners-Lee qui n’a jamais fait fortune. Qui s’est toujours tenu à l’écart du monde financier.

Dans Weaving the Web, il évoque le rôle de la transparence des données et de leur interfaçage (ce qu’il appelle le Web sémantique). Il a souvent depuis répété que les démocraties se devaient d’être transparentes, ce que permet le Web. Ce n’est pas quelque chose d’acquis et c’est pourquoi il faut des militants. Le Web en lui-même ne suffit pas. Sa simple existence ne change pas le monde. C’est à nous, avec lui, de changer le monde.

La volonté de puissance

En 2006, quand j’écrivais Le cinquième pouvoir, nous en étions encore à une situation ouverte. Les militants comme les activistes politiques utilisaient divers outils sociaux de petite envergure qu’ils détournaient parfois de leur cible initiale. Personne ne savait a priori d’où le vent soufflerait.

Aujourd’hui, tout le monde partout dans le monde utilise les mêmes outils, des monstres centralisés faciles à contrôler (espionner, bloquer, contraindre… il suffit de suivre les péripéties de Google en Chine). De leur côté, les partis politiques, à l’image des démocrates d’Obama durant sa campagne 2008, créent leurs propres outils pour mieux contrôler leurs militants. D’ouverte, nous sommes passés à une situation fermée. La faute en incombe à trois composantes sociales.

  1. Les engagés qui se mettent en situation de faiblesse en utilisant des outils centralisés.
  2. Les forces politiques traditionnelles, au pouvoir ou à sa poursuite, qui elles aussi mettent en place des outils centralisés pour mieux contrôler (et on peut accuser tous ceux qui les conseillent afin de s’enrichir).
  3. Les développeurs de services qui veulent eux aussi contrôler et qui poussent à la centralisation pour maximiser leurs bénéfices.

Ce n’est pas en utilisant Twitter, ou tout autre service du même type, que les citoyens renverseront la dictature ou même provoqueront des changements de fond dans une démocratie.

[…] les six derniers mois [de la révolution iranienne] peuvent être vus comme attestant l’impuissance des mouvements décentralisés face à un état autoritaire impitoyable – même quand ces mouvements sont armés d’outils de protestation moderne, écrit Morozov.

Nouvelle confusion entre bottom-up, ce mouvement qui monte de la base iranienne, et la décentralisation qui elle n’est accessible que par l’usage d’outils eux-mêmes décentralisés. La modernité politique est du côté de ces outils, pas de Twitter ou Facebook qui ne sont que du téléphone many to many à l’âge d’Internet.

Avec ces outils centralisés, on peut au mieux jouer le jeu de la démocratie représentative installée, sans jamais entrer en conflit avec les intérêts de ces forces dominantes. Impossible de les utiliser pour proposer des méthodes réellement alternatives à celles choisies par les gouvernements. Par exemple, si les monnaies alternatives se développent avec des outils centralisés, elles seront contrées dès qu’elles dérangeront.

  1. Un service centralisé est contrôlable car il suffit d’exercer des pressions sur sa hiérarchie.
  2. Un service centralisé est contrôlable car il dépend d’intérêts financiers. Rien de plus confortable que de céder à des tyrans en échange de revenus conséquents.
  3. Un service centralisé n’est presque jamais philanthropique.
  4. Un service centralisé dispose d’une base de données d’utilisateurs. Il ne garantit pas la confidentialité. « Sans le vouloir, les réseaux sociaux ont facilité la collecte de renseignements sur les groupes militants, écrit Morozov. » Sans le vouloir ? Non, leur raison commerciale est de recueillir des renseignements pour vendre des publicités.
  5. Un service centralisé où tout le monde se retrouve c’est comme organiser des réunions secrètes aux yeux de ses ennemis.
  6. Un service centralisé est par principe facile à infiltrer.

Cette liste des faiblesses politiques des outils comme Twitter ou Facebook pourrait s’étendre presque indéfiniment. Il faut être naïf pour songer un instant que la révolution passerait par ces outils. Le capitalisme ne peut engendrer qu’une révolution capitaliste. Une révolution pour rien : le passage d’une structure de pouvoir à une autre. Pour les asservis, pas beaucoup d’espoir à l’horizon.

Dans Le cinquième pouvoir, je parle de la nécessité de nouvelles forces de décentralisation. Aujourd’hui, les partis mais aussi les militants n’utilisent le Web que comme un média un peu plus interactif que la télévision. Pas de quoi encore changer la face du monde. C’est ailleurs que se joue la révolution sociale de fond.

Si les dictatures s’adaptent sans difficulté aux outils centralisés comme le montre Morozov, elles sont tout aussi dans l’embarras que les démocraties pour lutter contre le P2P. Cela montre la voie à un activisme politique indépendant et novateur, quels que soient les régimes politiques. Pour envisager la rénovation avec le Web, il faut adopter la logique du Web, c’est-à-dire la stratégie des loups solitaires.

  1. Usage d’outils décentralisés, notamment du P2P.
  2. Aucun serveur central de contrôle.
  3. Anonymat garanti.
  4. Force de loi auto-organisée pour éviter les dérives pédophiles, mafieuses…
  5. Économie où Internet est si vital qu’il ne peut pas être coupé ou même affaibli sans appauvrir les structures dominantes. Ce dernier point est fondamental.

À ce jour, seul le Web lui-même s’est construit en partie suivant cette approche, ainsi que les réseaux pirates et cyberlibertaires de manière plus systématique.

La démocratie P2P

Mais qu’est-ce qu’on appelle démocratie ? Quelle démocratie Internet pourrait-il favoriser ? Utilisé pour sa capacité à engendrer des monstres centralisés, il ne peut que renforcer le modèle représentatif, quitte à le faire verser vers la dictature.

Internet est potentiellement dangereux (mais qu’est-ce qui n’est pas dangereux entre nos mains ?). Il peut en revanche nous aider à construire un monde plus décentralisé, un monde où les pouvoirs seraient mieux distribués, où la coercition s’affaiblirait, où nous serions moins dépendants des structures d’autorités les plus contestables.

Exemple. Les blogueurs ont potentiellement le pouvoir de décentraliser la production de l’information et sa critique. Je dis bien potentiellement. À ce jour, le phénomène est encore marginal. Mais ne nous précipitons pas. Le Web a vingt ans. Il y a dix ans la plupart des Internautes ne savaient rien d’Internet. Nous ne pouvons pas attendre du nouvel écosystème qu’il bouleverse la donne du jour au lendemain. Ce serait catastrophique et sans doute dangereux. Que les choses avancent lentement n’est pas un mal.

Alors n’oublions pas de rêver. Mettons en place les outils adaptés à nos rêves et utilisons-les dès que nécessaire pour résister. Ne commettons pas l’imprudence de nous croire libres parce que nous disposons d’armes faciles à retourner contre nous.

Avez-vous vu un gouvernement favoriser le développement du P2P ? Certains parmi les plus progressistes le tolèrent, les autres le pénalisent. Le P2P fait peur. Voilà pourquoi un pirate inoffensif écope de 2 ans de prison. Voilà pourquoi aussi il n’y aura de révolution politique qu’à travers une démocratie P2P.

Cessons de nous demander en quoi Internet bouleverse la démocratie représentative. En rien, en tout cas en rien de plus que la télévision en son temps, il exige de nouvelles compétences et favorisent d’autres hommes, au mieux peut-être porteur d’idées plus novatrices, mais rien n’est moins sûr.

Si Internet doit bouleverser la politique, c’est en nous aidant à inventer une nouvelle forme de démocratie, une démocratie moins autoritaire, une démocratie de point à point, une démocratie de proximité globale.

Au fait, j’ai titré ce billet “Internet stimule l’imbécilité” parce que la peur d’Internet fait dire n’importe quoi à des gens qui ne savent pas ce qu’est Internet et qui recoupent des textes écrits par des intellectuels qui eux-mêmes ne connaissent pas Internet (et la régression pourrait être poussé bien loin).


(1) J’ai trouvé ces peines dans un commentaire sur Numerama. J’ai un peu fouillé pour constater que les peines pour viol aux US étaient de durée variable mais parfois de juste 128 jours de prison.

(2) Dans le même article de Numerama.

> Article initialement publié sur Le peuple des connecteurs

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http://owni.fr/2010/03/03/internet-stimule-l%e2%80%99imbecilite/feed/ 3