Rebondissements dans l’affaire opposant la député Sylvia Pinel et le blog deputesgodillots.info

Le 19 mai 2009

On s’est beaucoup focalisé sur la protection des droits d’auteurs qu’est censé défendre la récente loi Hadopi, mais un point important de la loi est passé jusqu’ici totalement inaperçu. L’article 11 amendement 201 prévoit, outre un régime fiscal particulièrement intéressant pour la presse en ligne, une protection juridique équivalente à celle de la presse papier [...]

On s’est beaucoup focalisé sur la protection des droits d’auteurs qu’est censé défendre la récente loi Hadopi, mais un point important de la loi est passé jusqu’ici totalement inaperçu. L’article 11 amendement 201 prévoit, outre un régime fiscal particulièrement intéressant pour la presse en ligne, une protection juridique équivalente à celle de la presse papier pour la presse en ligne, en prenant soin d’exclure de façon explicite les blogs de cette protection.

Ce point n’avait pas, dans le flot des débats passionnés, soulevé d’énormes critiques, même les journalistes, qui dans ce même article 11 voyaient leurs droits d’auteurs se transformer en copyright à l’américaine, n’ont pas émis la moindre protestation. Un petit article dans Le Monde, et c’est tout.

Aujourd’hui, c’est Sylvia Pinel, député du Parti Radical de Gauche de la 2eme circonscription du Tarn et Garonne, qui relance toute l’attention de la bloggosphère Française et internationale sur ce passage de la loi, demeuré jusqu’ici obscur, en envoyant par l’intermédiaire de son cabinet d’avocat une missive aux animateurs du site deputesgodillots.info.

Les créateurs du site s’étaient déjà fait remarquer à l’Assemblée Nationale lors du débat Hadopi, où ils s’étaient vu refuser l’accès – pourtant ouvert au public – aux tribunes de l’assemblée s’ils étaient munis de l’indispensable trombinoscope, sans lequel il leur était impossible de noter de façon précise le détail des interventions de chaque député. Ce n’est, de toutes évidence, pas la première fois que l’Assemblée Nationale tente de mettre des bâtons dans les roues de ceux qui tentent de forcer la démocratie Française à plus de transparence.

La lettre rédigé par l’avocate de la député (reproduite en intégralité en fin d’après midi par nos estimés confrères de PCimpact) est particulièrement menaçante, elle demande au site deputesgodillots.info de “faire cesser immédiatement ce trouble”, sous peine de “saisir la juridiction compétente”. Le site s’est fait depuis peu une spécialité de pratiquer la transparence en démocratie en relevant les temps de présence, les votes et les initiatives, que ce soit en matière de prise de parole ou de propositions d’amendements, de bon nombre de députés Français. Les créateurs du site, Roux et Teymour, sont par ailleurs d’actifs contributeurs au projet “Mémoire Politique” de la Quadrature du Net.

La menace est claire, pour peu que l’on fouille derrière les articles de loi appelés à la rescousse pour justifier de l’envoi de la lettre : une amende pouvant aller jusqu’à 100.000 euros.

La missive envoyée par l’avocate de Sylvia Pinel, Maitre Stéphanie Nauges, qui, contacté par nos soins, n’a pas souhaité faire de commentaires (et nous a raccroché le téléphone au nez de façon assez… abrupte), mentionne quatre chefs d’inculpation : violation du droit à l’image, injure publique, diffamation et violation du respect de la vie privée.

Violation du droit à l’image

Le photographe de presse accrédité, Richard Ying, (qui a réagit à l’affaire sur son blog) bien connu dans la bloggosphère et apprécié de tous pour avoir couvert son actualité avec beaucoup de talent, a eu la bonne idée de protéger ses photos avec une licence Creative Commons, permettant ainsi à des sites comme deputesgodillots.info de les réutiliser sous réserve de ne pas en tirer profit, a ainsi pu réaliser des photos de la député Sylvia Pinel en train de dormir sur les banc de l’hémicycle, d’y rédiger son courrier, ou de feuilleter ce qui semblait être sur les clichés un magazine. C’est facile de se moquer, mais il faut aussi prendre en compte le fait qu’un député sans grand moyens comme Sylvia Pinel doit passer une bonne partie de la vie dans un train, et piquer du nez à minuit peut se comprendre.

Cela constitue-t-il pour autant une violation du droit à l’image, sachant que les clichés qui sont reprochés au site ont tous été pris au sein de l’hémicycle de l’assemblée nationale par un photographe accrédité ? La question est aujourd’hui sur le bureau d’un cabinet d’avocats, les premiers retours, sur ce point comme sur les suivants sont qu’ils sont à priori difficiles à défendre devant un juge.

On notera au passage que l’avocate de Sylvia Pinel prend Richard Ying pour cible dans sa lettre, et cherche clairement à nuire à la carrière du photographe, employé, entre autre, par le site LePost pour couvrir à l’Assemblée les débat Hadopi. Une nouvelle affaire Bourreau-Guggenheim avec LePost, une filiale du groupe Le Monde, à la place de TF1 se profile-t-elle ? La défense, dans ce cas, du fait même des licences Creative Commons utilisées par Richard Ying, risque cette fois ci d’attirer l’attention de la planête entière, tant Lawrence Lessig, cofondateur de Creative Commons et proche du président Obama, attend avec impatience une tribune pour attirer sur sa géniale invention, véritable alternative au copyright, un éclairage mérité (disclaimer, j’ai édité la version Française d’une des plus importants livres de Lawrence Lessig, Culture Libre, et je suis un fan inconditionel).

A défaut d’une plainte recevable, une plainte déposé en retour par le photographe aurait toutes les chances de se voir défendue par un panel d’avocat des plus prestigieux, tant le monde juridique de la propriété intellectuelle fourmille de talents à l’affut d’une telle affaire, susceptible de les propulser vers une gloire internationale en très peu de temps.

Injure publique

Le terme même de député godillot est – selon les avocats de la député – passible de la qualification d’injure publique. Mais est-ce une injure ? Le terme godillot désigne soit une chaussure, en usage jusqu’à la seconde guerre mondiale dans l’armée Française, soit – et c’est vraisemblablement cette définition qu’il convient de retenir – une “personne exécutant les ordres ou suivant les consignes sans discuter, en particulier un parlementaire qui suit sans discuter les consignes de vote de son parti”. Si le dictionnaire précise que ce terme est “familier”, il n’est nullement fait mention de son utilisation comme une injure ou une insulte.

Le plus intéressant est l’origine du terme dans son utilisation actuelle, puisque c’est Jean-François Coppé lui même, patron du groupe UMP à l’assemblée Nationale, qui l’a remis au goût du jour et l’a utilisé le premier, et à plusieurs reprises, notamment dans une interview donné en avril dernier aux Echos et dans une collection de petites phrases dont les journaux télévisés raffolent.

La qualification du terme godillot en injure risque donc, d’un point de vue juridique, d’être assez délicate à obtenir devant quelque juridiction que ce soit.

Diffamation

La page consacrée à Sylvia Pinel sur le site deputesgodillots.info comporterait des propos diffamatoires, en particulier les passage décrivant les activités parlementaires de la député, et rapportant dans le détail ses activités parlementaires durant le débat Hadopi. La page incriminée étant plutôt sommaire et essentiellement constituée de faits bruts sous forme de bullets points, le seul passage susceptible de constituer une diffamation est celui-ci, nous vous laissons juge de la diffamation :

“Sylvia Pinel n’est pas un godillot de l’exécutif mais un simple renfort numérique à son groupe d’opposition. Bien que membre de la Commission des Lois, Mme Pinel n’y est jamais intervenue. Elle intervient peu en général et préfère s’occuper de son courrier, écrire des textos et voter généralement avec son groupe. Par un cercle vicieux, elle est ainsi responsable de la présence de godillots supplémentaires visant à contrebalancer sa présence et assurer le fait majoritaire.”

Si on lit attentivement ce passage, on note qu’à aucun moment le terme de godillot n’est appliqué à Sylvia Pinel (si, si, relisez).

Ces faits sont par ailleurs confirmés par la “mémoire politique”, une autre initiative de transparence démocratique mise en place par la Quadrature du Net et à laquelle participent les fondateurs du site deputesgodillots. Ils sont ceci dit caractéristique du fonctionnement global du système parlementaire, et c’est dès lors plus la député dans son rôle de député qui est clairement visé dans ce passage que la personne.

L’outil mis en place par la Quadrature du Net s’il n’a pas le mérite (ni l’ambition d’ailleurs) d’être synthétique, a celui de l’exhaustivité, et permet en effet de voir le détail des actions parlementaires de Sylvia Pinel. Sans être une suiviste absolue – fait par ailleurs difficile à confirmer ou invalider vu la quasi inexistence parlementaire et médiatique du groupe PRG, par ailleurs négociée de façon assez… subtile (?) lors de la dernière révision constitutionnelle, la député ne brille pas par son activisme parlementaire. Il faut toutefois noter qu’elle a au moins eu le mérite d’être présente lors du premier débat Hadopi, c’est suffisamment rare pour le souligner, et que son activité, notée en détail sur le site de la Quadrature, fait l’impasse sur l’action de terrain des députés, impossible à mesurer de la même façon (d’ailleurs cet outil n’est pas fait pour celà).

Le terme Godillot est il approprié dès lors ? Au sens où l’entend Jean François Coppé, on peut désormais l’appliquer à n’importe quoi. Au sens d’une chaussure militaire de l’armée Française, certainement pas. Au sens d’une diffamation ? Pas plus. Peu de chance en tout cas que les “juridiction compétentes” que la lettre menace de saisir se prononcent là dessus.

Violation du respect de la vie privée

La totalité des informations et des photos présentes sur le site se limitant aux travaux de la député dans le cadre stricte de l’hémicycle de l’assemblée nationale, en séance qui plus est, il ne peut s’agir que d’informations relatives à la “vie privée” de la député : le fait qu’elle dorme en séance, et le fait qu’elle feuillette un magazine pendant les travaux de l’assemblée nationale, par exemple, ne semblent pas vraiment assimilables à des photos volés d’une escapade amoureuse publiées dans Voici. Les seuls propos, sur sa page dans le site deputesgodillots.info se relatant à autre chose que son activité “professionnelle” sont les suivants :

Mercredi 6 Mai 2009
22H15 – Manipule son téléphone portable quelques minutes
22H25 – Regarde attentivement des pages mauves dans une brochure
22H50 – Tape un long SMS sur l’un de ses deux téléphones portables
00H40 – Ecrit une lettre
01H30 – Ecrit un dernier texto

Il n’est pas impossible qu’une législation spécifique s’applique, du fait que ces faits se soient déroulés au sein de l’Assemblée Nationale, et bien que ce qui s’y déroule soit retransmis en direct sur la chaîne de télévision publique Public Sénat. Là encore, l’affaire est en cours d’analyse par un cabinet d’avocats spécialisé.

Au delà de l’anecdote, c’est un signal fort que vient de lancer la député à la blogosphère, plus ou moins consciemment, et plutôt maladroitement : il est désormais risqué pour autre chose qu’un titre de presse de relater quoi que ce soit ayant trait à la politique sous peine de se voir immédiatement menacé.

Cette situation, que l’on croyait réservée à des pays comme l’Iran ou la Chine est désormais une réalité en France : les bloggeurs sont priés désormais de se contenter de sujet légers, qui ne dérangent pas et qui ne font pas de vagues. Hadopi comportait, par le biais de son article 11, la solution à la crise qu’elle a créée sous la forme d’une violente prise de conscience politique de la blogosphère.

Les créateurs du site, avec lesquels nous avons échangé de nombreux emails, ont par ailleurs déclaré ce matin à Numérama qu’ils ne se laisseraient pas intimider : Elle essaye en fait de nous faire taire en jouant l’intimidation juridique. Nous préférerions qu’elle nous donne l’occasion de corriger sa fiche avec son travail parlementaire plutôt que par des pressions !” Avec Loppsi2, l’occasion risque de se présenter rapidement, nul doute que ses prises de positions seront observées de près par l’ensemble de la bloggosphère.

La député nie être une godillot

Contacté en fin de journée par téléphone, Sylvia Pinel, dont la formation juridique explique en partie le coté particulièrement maladroit de son interaction avec la bloggosphère, se focalise principalement sur le fait de nier toute attitude de godillot. Prenant pour exemple son abstention lors du vote sur Hadopi alors que son groupe parlementaire au Sénat avait voté pour (mais en même temps, tout le monde avait voté pour au Sénat). “Je suis quelqu’un d’indépendant” affirme-t-elle.

On comprend que la qualification de godillot ai pu la heurter (et on peut pardonner le fait qu’elle ai lu de travers le texte du site qui ne la qualifie pas, pourtant, de godillot), et on imagine facilement l’emballement de son avocate à feuilleter son Dalloz à la recherche du moindre fait susceptible, si ce n’est de justifier une plaine, du moins d’accumuler les citations de textes de loi, destinés à faire comprendre aux malheureux bloggeurs qu’ils étaient tombés sur plus fort qu’eux, et qu’ils étaient sur le point de se faire broyer par la machine judiciaire. Le seul reproche qui puisse tenir est celui d’avoir blessé dans sa fierté l’une des plus jeunes élues de France, de là à qualifier tout cela en termes juridiques et à faire envoyer une lettre par un avocat…

L’échange avec la député, qui fut courtois et constructif, a néanmoins eu le mérite de faire réaliser à une spécialiste du droit que les spécialistes des technologies et de la prospective pouvaient de toute évidence éclairer le droit quand celui-ci avançait à l’aveuglette, ce qu’elle réalise bien, et qui a justifié son abstention plutôt que son approbation de la loi Hadopi, dont elle comprend bien que la dimension technologique et ses conséquences sur l’avenir de l’internet Français tout entier demeurent un mystère à ses yeux.

La député a par ailleurs affirmé ne pas avoir l’intention de porter plainte, contrairement à ce qu’affirme la missive de son avocate, et elle n’a pas fait mention lors de notre conversation de conditions particulières à cela (contrairement, encore une fois, à ce qu’affirme la lettre reçue par deputesgodillots.info).

Son argument, pour avoir fait intervenir un avocat et avoir fait rédiger une telle missive, menaçant pourtant explicitement de “saisir la juridiction compétente”, est celui d’une personne complètement formatée par une formation juridique, ayant les pires difficultés à réaliser que l’utilisation de la terminologie issue de ce monde est aussi anxiogène que les messages d’alertes de Windows vous indiquant précisément le code de l’erreur (en héxadécimal) provoqué par le manque d’update d’une DLL ayant provoqué un kernel panic lors d’un bootstrap, le tout, bien évidemment, formulé en anglais, à défaut du chinois. Dans un cas comme dans l’autre, quand le message est reçu par un néophyte, il a tendance à provoquer une certaine panique, dans un cas comme dans l’autre, son auteur est inexcusable (mais bon, je suis très porté sur l’ergonomie et le design des interfaces utilisateurs, et j’utilise un Mac depuis longtemps, il faut me comprendre).

Qu’en pense Reporter Sans Frontière ?

Nous avons également contacté cet après midi le bureau en charge des bloggeurs de Reporter Sans Frontière, ce qui fut d’une facilité et d’une efficacité déconcertante.

Saisi de l’affaire, RSF, par le biais de sa responsable des problématiques relevant des blogs, Clothilde Le Coz, n’est pas particulièrement étonné : “Ce n’est pas une première, mais cela arrive de plus en plus”, car en effet, “on peut se servir du droit à l’image pour lancer une procédure judiciaire”, mais s’empresse-t-elle d’ajouter, “dans les affaires qui ont été portés à ma connaissance [en France], toutes ont été gagné par les bloggeurs”. “C’est une mesure d’intimidation”, destinée à “faire peur et engendrer des frais” en recourant à la justice.

La réaction de RSF ne s’est pas fait attendre, l’ONG a annoncé lancer une procédure afin de demander des éclaircissements aux différents protagonistes, et l’on imagine que l’intervention d’une organisation aussi respectée dans le monde ne manquera pas d’attirer l’attention des média, en France et à l’étranger, sur cette affaire.

Ouf, on respire, nous ne sommes pas encore en Chine, et les parents de messieurs Roux et Teymour, les jeunes ingénieurs informaticiens qui ont créé le site deputesgodillots.info n’auront pas à payer à l’état la balle de revolver ayant servi à l’exécution de leurs rejetons.

Et après ?

Cette affaire fera elle ‘jurisprudence’ dans le monde de la politique ? Aux Etats Unis, les politiques ont compris la leçon depuis longtemps, témoin, Gavin Newsom, le maire de San Francisco, qui s’exprimait en ces termes au dernier Web2summit, à méditer dans les rangs de l’assemblée nationale…

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés