Des datas d’utilité publique sous la blouse

Le 4 mai 2010

En Californie, deux reporters ont publié une enquête démontrant que les infirmières coupables de fautes ou de négligences professionnelles n'étaient pas toujours sanctionnées, en s'appuyant sur une base de données. Une preuve de la pertinence du datajournalisme.

Les journalistes français sont-ils si mauvais ? se demande, dans un ouvrage récent, François Dufour, rédacteur en chef de Mon quotidien et ex vice-président des États généraux de la presse écrite. Je reviendrai bientôt en détail sur ce stimulant essai, mais je peux vous donner la réponse de François Dufour : oui, les journalistes français sont mauvais. Je ne souhaite pas reprendre en bloc ce jugement. Mais il est certain que les journalistes français démontrent  régulièrement des faiblesses inquiétantes. Plutôt que de pointer tel ou tel raté, je voudrais souligner notre marge de progression, en vous racontant l’histoire d’une enquête exemplaire. Pas de chance, elle n’a pas été réalisée chez nous.

Une fois n’est pas coutume, je vous invite à prendre l’avion pour traverser l’Atlantique. Direction la Californie. Là-bas, deux journalistes  ont réalisé un travail de dix-huit mois  et publié une enquête (commune au Los Angeles Times et à Pro Publica) de haute volée sur la façon dont étaient (ou plutôt n’étaient pas) sanctionnées les infirmières coupables de fautes ou de négligences professionnelles.

Enquête fondée sur des statistiques

Charles Ornstein et Tracy Weber, auteurs de l'enquête

Charles Ornstein et Tracy Weber, auteurs de l'enquête

C’est sur la méthode des deux journalistes que j’aimerais m’attarder. Ils se sont d’abord procuré une liste des infirmières ayant fait l’objet d’une procédure disciplinaire depuis 2002. À partir de là, ils ont consulté leurs dossiers disciplinaires, disponibles en ligne. Et ont remarqué dans plusieurs cas que les sanctions mettaient beaucoup de temps à être prises. Un infirmier condamné pour tentative de meurtre s’est ainsi vu renouveler son autorisation de pratiquer alors qu’il était en prison !

Mais il y a une différence entre un papier basé sur des anecdotes et une enquête fondée sur des statistiques. C’est pourquoi nos deux enquêteurs ont entré chaque cas d’infirmière faisant face à une procédure disciplinaire (2 400 en tout) dans une base de données. Y figure le nom de la personne, de ses employeurs, la date de la procédure et le type de sanction prises à son encontre, y compris dans différents États.

Une fois ces informations renseignées et consolidées, les reporters ont pu établir de façon chiffrée, donc  formelle, qu’en Californie, près de 100 infirmières considérées comme des dangers publics avaient pu continuer à pratiquer en raison des négligences du California nursing board, instance de régulation de la profession.

Une autre exploitation de la base de données met en évidence le fait que le California nursing board a mis en moyenne treize mois pour engager des poursuites à l’encontre de quelque trois cents infirmières déjà condamnées (licence révoquée ou suspendue) dans d’autres États.

Impact politique garanti

Impact garanti : après la publication de l’enquête, le gouverneur Arnold Schwarzenneger a remplacé dans les 48 heures la majorité du California nursing board, dont le président a démissionné.

Pour ceux qui sont intéressés par cette enquête, tout est en ligne, expliqué par le menu, mieux que je ne saurais le faire. Car le summum de la classe des deux reporters américains et de Pro Publica est d’avoir rendue publique leur « recette » pour réaliser l’enquête. Leur but : que leurs confrères d’autres États, qui disposeraient de moins de temps et de moyens, puissent la reproduire ! Il s’agit là d’une forme de journalisme collaboratif, qui pourrait permettre de donner à leur enquête une dimension nationale, si d’autres journalistes s’en saisissent.

Ce que nous pourrions en tirer en France

Quant à nous, qui passons en France beaucoup de temps à débattre de l’avenir du journalisme, voilà qui devrait nous remettre les idées en place. Plutôt que de pinailler sur l’intérêt ou non du « datajournalism » sans le pratiquer, plutôt que de nous demander si notre avenir est « entrepreunarial », plutôt que de débattre pour savoir s’il faut tweeter les résultats des régionales , ou encore plutôt que de disserter sur le futur de notre profession, mieux vaudrait se mettre au boulot.

Le chemin est clair. Ne pas avoir peur de nous confronter à des problèmes nouveaux. Mettre à l’épreuve notre méthodologie. Apprendre à manier les outils de gestion de base de données (Access, Excel). Et appliquer tout cela à des sujets qui parleront forcément à nos concitoyens : qui oserait dire qu’une enquête sur la santé en France (les hôpitaux, les maisons de retraite, les infirmières), plus ambitieuse que le simple reportage, ne trouverait pas d’écho ?

Quand la presse spécialisée se saisit des chiffres

Il ne s’agit pas de vœux pieux. Il est possible de s’y mettre, même modestement. J’ai par exemple réalisé (poussé et guidé par mon rédacteur en chef de l’époque  et avec l’aide de collègues) il y a quelque temps trois enquêtes de ce type. L’une visait à dresser le portrait-robot des présidents d’université (âge, sexe, conditions d’élection, responsabilités antérieures…) au moment où le gouvernement leur accordait l’autonomie. Nous avons réitéré l’enquête un an après pour voir si des évolutions étaient à noter.
L’autre enquête, dans le même contexte de passage à l’autonomie, portait sur les moyens dont disposaient les universités. Nous avions calculé des ratios (qui ont d’ailleurs été débattus ensuite avec l’administration) éclairants sur un sujet d’intérêt général, l’éducation : taux d’encadrement par étudiant, budget par étudiant, poids des différents financeurs dans le budget des établissements…

Ce travail, fondé sur des données essentiellement publiques, a fait du bruit dans le landerneau, mais il est resté le fait d’une publication spécialisée. Pourquoi donc aucun journal, aucun magazine français ne tente-il jamais ce type d’investigation, si ce n’est sur des sujets éculés comme les classements salariaux, de grandes écoles… ?

La manipulation de chiffres et de données sérieuses nous ferait-peur ? Le recueil de témoignages et le commentaire de l’actualité seraient-ils des pratiques plus confortables ?

À moins que je ne sois passé à côté d’initiatives en ce sens en France ? Si oui, faites le moi savoir !

Article initialement publié sur Monjournalisme.fr sous le titre “Journalistes, les infirmières californiennes peuvent vous faire aimer les chiffres !”

Photo CC Flickr amayzun

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés