Sainte Aubenas, priez pour nous!

Le 7 mai 2010

La journaliste française sert de thérapie à une profession en pleine crise, qui du coup se focalise plus sur l'icône que sur les sujets qu'elle traite.

Bêtement, en me rendant à cette conférence organisée par mon libraire de quartier, je me demandais si j’oserais la poser, ma question à Florence Aubenas. Bizarre cette timidité de midinette. J’ai déjà eu l’occasion d’interviewer deux ou trois boss du CAC 40, plein de banquiers très solennels dans des bureaux grands comme des églises, et aussi toute une brochette de journalistes de la « grande presse » pour mon blog. Et pourtant, là, assise au milieu de cette foule compacte débordant jusqu’au trottoir -le libraire n’en demandait pas tant- je devais bien admettre que j’étais très impressionnée…

Droiture et empathie

Comme j’aurais aimé avoir les couilles d’Aubenas ! Elle prend une dimension quasi-mystique dans mon imaginaire, sûrement disproportionnée. Elle est ce journalisme à l’ancienne, un peu désuet, fait de droiture et d’empathie, qui échappe au cynisme, à la facilité et aux compromissions de l’époque. Pas moyen de la faire reculer sur ses principes. Les budgets pour le grand reportage diminuent comme peau de chagrin ? Elle prend un congé sans solde et part vivre avec les précaires. Les rédactions demandent d’écrire toujours plus court ? Elle se tourne vers l’édition. On exige de nous toujours plus d’objectivité, elle prend fait et cause pour les accusés d’Outreau, ou bien se met en scène dans Le Quai de Ouistreham, et dégaine le « je », si rarement utilisé dans les médias français.

Alors qu’on nous bassine avec des phrases toutes faites comme « il faut prendre le lecteur par la main », Aubenas c’est cette voix qui parvient à nous emmener dans des strates d’émotions inédites sans jamais forcer le trait, sans mettre dans ses textes de boutons indiquant où sourire, où pleurer.

Bref, pour nous tous, journalistes, Aubenas est un horizon, une boussole. Le hic, c’est qu’elle nous tend un miroir pas très plaisant sur ce que nous sommes, ou sommes devenus. Ce qui explique peut-être que toute la profession l’ait autant encensée au moment de la sortie du Quai de Ouistreham*: elle venait leur raconter la vie des travailleurs précaires, ces 20% de la population active qui échappent totalement à la législation du travail, mais les journalistes qui l’interviewaient ne voulaient parler que d’elle, Sainte Aubenas.

Elle lave la profession de journaliste de ses péchés

Pour notre profession au bord de crise de nerfs, pousser ainsi Aubenas sous les sunlights est une excellente thérapie, il faut bien le reconnaître. Une méthode Coué, un placebo ? Qu’importe. Elle est la pilule qui dissipe les nuages sombres au-dessus des médias. Elle chasse nos idées noires, nous permet de nous sentir un peu plus consistants, un peu plus utiles ou un peu plus estimés. Aubenas nous donne du rêve, elle est la sainte patronne qui nous lave de nos péchés…

Me voici donc à la Librairie Atout Livre, rêveuse, mon carnet de notes sur les genoux, au milieu d’habitants du quartier venus eux aussi en fans. Aubenas fait son speech, décontractée, évoque en souriant les souvenirs de ces mois pourtant difficiles passés en Basse-Normandie, émaille son récit d’anecdotes rigolotes ou poignantes, parle avec émotion de ses amies Victoria et Marilou, pratique l’auto dérision, fait glousser son auditoire conquis d’avance.

Très vite, arrivent les inévitables questions sur la démarche journalistique. Le journalisme « infiltré » n’est-il pas une trahison des sacro-saints principes essentiels? « La déontologie veut c’est vrai que l’on annonce sa qualité de journaliste. Or il y a de nombreuses occasions où l’on cache sa carte de presse, la plupart du temps pour faire des sujets sur la vie ordinaire, explique Aubenas. Pourquoi? Parce que la majorité des gens n’ont pas envie de parler à un journaliste! Tendre un micro c’est avoir le contrôle, or justement ce que je voulais c’était voir l’ordinaire, sans piédestal. Je me suis donc mise à hauteur d’homme. » Le discours est rôdé : ce doit bien être la quinzième fois que la question lui est posée.

Aubenas raconte ensuite qu’elle s’est beaucoup interrogée sur ce procédé journalistique avant de se lancer. Elle a lu entre autres Le peuple d’en bas de Jack London, plusieurs ouvrages de Günter Walraff, dont Tête de turc et Parmi les perdants du meilleur des mondes, ainsi que Dans la dèche à Paris et à Londres de George Orwell. Pour finir, elle s’est fixé quelques règles comme celles de travailler dans la lenteur et de ne jamais se montrer malveillante vis-à-vis des personnes rencontrées: « Si vous faites une caméra cachée dans un hospice pendant deux jours, à mon avis vous faites un boulot malhonnête. Il faut laisser de côté le temps journalistique et prendre le temps de la vie réelle. Je m’en serai voulu d’écrire une histoire en trois jours. »

Sur dix questions, à peine une sur la précarité

Je me décide à demander le micro : « Durant la promo du livre, vos intervieweurs avaient tendance à se concentrer sur votre démarche d’infiltration, votre vie, vos qualités de journaliste. Avez-vous conscience d’être devenue l’icône des journalistes de ce pays ? » Je vois tout de suite que ma question l’indispose. Aubenas est maintenant sur la défensive, s’embrouille, répète qu’elle n’a jamais voulu cette situation… et finit par lâcher d’un air consterné : « Sur les dix questions qu’on m’a le plus souvent posées, il y en a eu à peine une sur le sujet de la précarité, les neuf autres étaient sur moi et sur mon travail. »

Du coup je m’enhardis et lance à Sainte Aubenas : « N’êtes-vous, pas au fond, l’arbre qui cache la forêt, dans cet univers médiatique à la dérive ? » Elle marque une pause, me fixe. « Vous savez, pour avoir passé vingt ans dans une entreprise de presse (Libération de 1986 à 2006, puis le Nouvel Observateur, ndlr), j’ai très bien vu les choses se dégrader. On a commencé par sous-traiter le ménage des locaux, puis les livreurs, et puis on a fini par externaliser les journalistes. La taille des articles a baissé : à l’Obs une page de 7.000 signes à l’époque ne fait plus que 5.000 signes. » Sainte Aubenas est cette fois totalement remontée : « Oui, je suis effondrée par l’état de la presse aujourd’hui ! »

Je n’ai pas eu la réponse à ma question. Mais purée qu’est-ce que ça fait du bien, une colère d’Aubenas !

Pour aller plus loin

- Le culte de Sainte Aubenas est très répandu dans les médias papier, TV, radio et web, comme le montrent ces sujets récents : Le Nouvel Observateur, Libération, France Inter (Comme on nous parle), AgoraVox, Mediapart, Telerama.fr, France 2, Lexpress.fr, TF1.fr, Cabinet de lecture d’Hbert Artus (blog de Rue 89), France 3 Normandie, Le Monde des livres, Normandie TV (via Lepost.fr), etc….

- A lire aussi : « Florence Aubenas, George Orwell : une différence de classe », par Marc Mentré sur le blog Media Trend.

- Et ces trois bouquins de Florence Aubenas (le second est en fait la retranscription d’une petite conférence sur le journalisme) : La méprise, L’affaire d’Outreau, Le Seuil, Grand reporter, Bayard Culture ; Le quai de Ouistreham, Éditions de l’olivier.

Billet initialement publié sur La Voix du dodo

Image CC Flickr rogue3w ; portrait de Florence Aubenas Sophie Le Roux Flickr CC

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