Autant en emporte nos images…

Le 8 novembre 2010

L'argentique disparait, victime du succès du numérique. Et ce changement réveille chez Jean-Christophe Féraud la nostalgie de la photographie "à l'ancienne".

"Mort d'un soldat républicain", photo prise par Robert Capa le 5 septembre 1936.

Robert Capa saisissant l’instant précis où la balle franquiste fauche un milicien républicain espagnol, à Cerro Muriano, quelque part sur le front d’Andalousie. J’ai toujours aimé cette photo. D’abord parce que c’est l’une des meilleures photos jamais prises par un reporter de guerre. Je l’aime aussi pour ce qu’elle représente de politique et de prophétique : l’espoir et la liberté assassinés par le fascisme dès 1936 dans la lâche indifférence des grandes démocraties occidentales. Je l’aime enfin et surtout parce que l’Å“il du photographe a su capter et transmettre miraculeusement1 jusqu’à nous cette vie coupée en deux, un infime fragment d’histoire individuelle broyée dans le grand chaudron de l’Histoire en train de se faire.

Peut-on encore faire aujourd’hui une photo ayant cette puissance symbolique unique, à l’heure de l’overdose d’images dématérialisées déferlant sur tous les écrans de notre vie ? À force de la banaliser à coup de megapixels démultipliés à l’infini et de gigaoctets stockés sur nos disques durs, la civilisation numérique est-elle en train de tuer la photographie au sens où on l’entendait depuis son “invention” par Nicéphore Niépce en 1826 ? C’est que je me demandais l’autre jour en sortant de la très belle expo Larry Clark, l’un des rares photographes et réalisateurs de cinéma à avoir su capter l’éphémère éternel de l’adolescence (à ce sujet voir ce billet de ma consoeur Capucine Cousin et celui-ci sur le blog de Diane L’actu à la loupe). Et je me posais hier soir la même question en sortant du cinéma. Vu L’homme qui voulait vivre sa vie, ou comment un Romain Duris fugitif tue le winner digital qu’il était devenu pour tenter de renaître à la vie à travers le viseur d’un vieux Nikon qui le révèle à lui-même comme dans un bain argentique…

Prendre le temps de prendre des clichés

Étymologiquement, la photographie c’est l’art de représenter le réel par l’image en “écrivant la lumière”. Je ne suis pas sûr aujourd’hui que nous écrivions la lumière en sortant à tout bout de champ nos compacts numériques, nos smartphones et même nos reflex pour prendre des images insignifiantes à la volée, en rafale, avant de les poster sur Facebook.
Au temps de l’argentique, nous avions surtout l’illusion de capturer l’instant présent, de voler un millième de seconde au temps qui passe, d’immortaliser un fragment d’humanité au temps T. Prendre une photo était encore un cérémonial. D’abord il fallait être sûr de son shoot : une pellicule = 24 ou 36 poses. Pas une de plus. Et le tirage coûtait bonbon. Ensuite choisir sa focale en deux temps trois mouvements pour se donner plus ou moins de champ, régler l’ouverture en fonction de la lumière, choisir sa vitesse d’obturation pour figer ou non le mouvement… J’ai fait mes premières armes de photographe amateur sur le Praktica de mon père… Un appareil robuste, précis et rustique fabriqué à Dresde, à l’époque en Allemagne de l’Est. Puis, il y a eu ce formidable Olympus OM-10 et ses optiques Zuiko pour mes 18 ans. Un concentré de technologie japonaise, le plus petit des reflex en l’an 1984. Je l’ai toujours. De la photo au tirage, il fallait donner le temps au temps. Porter sa pellicule à développer pour obtenir ses tirages. Ou le faire soi-même dans la magie des chambres noires.

Je me souviens, enfant, de ces heures complices passées avec mon père, ce héros, sous la lumière rouge, la seule tolérée en ces lieux. Ce n’était plus cérémonial mais religion. Il y avait d’abord l’agrandisseur bombardant de lumière le négatif pour fixer l’image sur le papier blanc. Il fallait ensuite tremper le tirage dans un bain révélateur… et là miracle au bout de la pince, on voyait l’image apparaître miraculeusement sur le papier, comme une insigne récompense à la méthode et à la patience qu’il avait fallu pour en arriver là, du cliché à la révélation. Puis c’était le bain d’arrêt pour stopper la réaction chimique. Et enfin le bain fixateur pour prêter vie au cliché. Qui n’a pas vécu cette religion de l’argentique ne connait pas le vaudou de la photographie : j’ai volé un instant de ta vie, ça se mérite…

Nous prenions des clichés pour garder le souvenir d’une bulle spatio-temporelle de bonheur, laisser un témoignage de nos fragiles existences, transmettre la mémoire familiale, témoigner de l’histoire en train de se faire… Bref sourire à la vie et dire merde à la mort.

Une technique de la paresse

Je conjugue au passé car les choses ont bien changé depuis l’avènement de la civilisation numérique. La plus que centenaire compagnie Eastman Kodak a abandonné l’argentique pour ne pas disparaître. Son homologue britannique Ilford a stoppé la production de ces pellicules noir et blanc 400 ASA  qui faisaient le bonheur de mon père. Les reflex ne font plus ce joli bruit mécanique qui se déclenchait avec le rideau de l’obturateur… À moins de les programmer pour mimer le passé.
Prendre non pas une, mais dix mais cent photos sans y penser. Les transmettre en quelques secondes d’un appareil numérique ou d’un smartphone sur l’écran d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléviseur. Faire défiler paresseusement des centaines de clichés, stockées sur son PC, cocher ce qui nous plait, retoucher le cliché comme un chirurgien Photoshop de l’image, diffuser une beuverie d’un soir ou un souvenir de vacances sur le réseau d’un clic et l’oublier immédiatement. Il y a tellement d’images possibles et disponibles que l’on ne photographie plus.

Rien de magique au déclic numérique. Sur une centaine de clichés pris au petit bonheur la chance, le hasard fera bien les choses. Il en restera bien dix publiables sur Facebook ou Twitter… Pourquoi s’ennuyer à cadrer ? S’inquiéter du contre-jour ou de la tête que fait votre sujet ? L’appareil corrigera automatiquement l’exposition et ne se déclenchera que si l’on sourit. La France compte plus 50 millions de téléphones, la plupart équipés d’une lentille numérique 5 à 8 megapixels. Et presque autant d’appareils photos numériques compacts ou reflex. Nous prenons chaque année des milliards de clichés. Montrer n’importe quoi, se montrer, prendre la pose, mais qu’en reste-t-il ? Quelle est leur durée de vie au-delà du fun de l’instant ? Les revoit-on une fois diffusés ou stockés ? Presque jamais. Il faut de la nouveauté, être étonné, consommer toujours et encore plus d’images. Où sont les albums photo que nous avions plaisir ou nostalgie à ouvrir, seul ou en famille ? On n’en fait plus, pas le temps. L’impression de tout pouvoir conserver, l’illusion de l’éternité tapie au fond d’un disque dur, d’un disque externe ou d’une clé USB. Au risque de tout oublier, de perdre sa mémoire et de ne pas construire l’histoire d’une famille, d’une nation, de l’humanité comme le rappelait récemment Emmanuel Hoog dans son essai Mémoire Année Zéro.

Alors photographie-t-on encore ? Je me pose la question. « Si la photographie argentique exprimait la société industrielle du XIXe siècle, avec sa volonté de capter mécaniquement son existence, la photographie numérique appartient bel et bien à une nouvelle société du XXIe siècle, d’abord traversée par son désir de paraître », répond l’historien de la photographie André Rouillé. Bref oui et non. Les modernes objecteront la facilitation de la photographie, la fluidité de l’image numérisée prise et diffusée en deux clics, le gain de temps et la démocratisation du hobby. Je ne dis pas non. Même Larry Clark cité plus haut s’est mis au numérique pour shooter et filmer les jeunes skatters punk-latinos de Wassup Rockers en images saturées de couleur. Photographes professionnels, artistes, paparazzi, reporters de guerre… tout le monde s’y est mis. Pour ma part, je m’y suis converti voilà près de dix ans avec l’avènement des appareils numériques. Une décennie que l’Olylmpus OM-10 et le Canon EOS-500 qui lui a succédé dorment dans un placard. Mais ils vont reprendre du service. Je ne sais pas pourquoi moins l’époque est radieuse, moins elle est porteuse d’espoir, plus j’ai envie d’écrire la lumière sur le réel.

À lire sur Arrêt sur images, cette longue analyse de la photo de Robert Capa du soldat républicain, qui revient sur la polémique à propos de son authenticité.

Initialement publié sur Mon écran radar. Images CC Flickr dannyphyo et maistora

  1. Il y a débat sur l’authenticité de cette photo prise le 5 septembre 1936 par Robert Capa et publiée dans la foulée par le magazine français VU. Certains affirment qu’il s’agit d’une mise en scène de propagande pour la cause républicaine espagnole. D’autres que le milicien prenait la pose quand il a été touché par une balle, la faute à Capa en somme. En réalité, la photo est sans doute authentique. D’autres reporters de guerre réussiront “l’exploit” de saisir cet instant où la guerre prend son dû, du front russe à la guerre du Vietnam, en passant par le débarquement de Normandie. Robert Capa y laissera lui aussi sa vie, en marchant sur une mine au Tonkin, le 25 mai 1954, dans les derniers jours de l’Indochine française. Mais nul autre photographe n’était présent pour immortaliser sa mort en témoin. []

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés