Le web. Un point c’est tout ?

Le 15 décembre 2010

Avertissement : billet dans lequel il sera notablement question du web, de son avenir, d'écluses, de navigateurs, de théorie des graphes, de fractales et dans lequel les termes de "graphologue" et de "graphomane" seront délibérément employés de manière parfaitement fantaisiste.

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Pourquoi le web, pourtant si bifurquant, si rhizomatique, si sensiblement épars, nous semble-t-il si aisément abordable, si facilement traversable, embarqués que nous sommes, équipage de moussaillons mal dégrossis derrière leur navigateur (browser), vaisseau amiral en haute mer des hyperliens possibles ?

Est-ce là la seule grâce et le seul fait d’une formidable et trans-maritime écluse répondant au nom de Google ? Est-ce là l’inaliénable mérite de “moteurs” de recherche fixant eux-mêmes le cap, listant par défaut quelles routes seront ouvertes et traversables parce que par eux-mêmes balisées (indexées) et quelles voies resteront inaccessibles sauf à quelques rares mais essentiels navigateurs chevronnés ?

Non.

Si le web, malgré son immensité de contenus donc, nous est rendu appropriable, si le sentiment d’être “lost in hyperspace” s’efface souvent au profit d’une découverte hasardeuse, heureuse (sérendipité) et rassurante, c’est pour une raison simple.

Le web. Aller et retour.

C’est parce que le web est un graphe. Mais un graphe particulier. Un graphe à invariance d’échelle1, c’est à dire avec de la redondance, beaucoup de redondance, c’est-à-dire un graphe ni vraiment aléatoire ni vraiment hiérarchique. C’est à dire un graphe dont l’immensité relationnelle, dont l’extraordinaire densité n’oblitère pas la possibilité offerte à chacun d’entre nous d’en mesurer le diamètre ; mieux, de faire l’expérience de cette mesure, de faire le tour du web.

Le diamètre d’un graphe, c’est la plus longue distance entre deux nÅ“uds. Le diamètre du web, c’est la plus longue distance entre deux liens hypertextes.
LE spécialiste intergalactique des graphes, Laszlo Barabasi2 a mesuré ce que nous ne faisons la plupart du temps que ressentir en naviguant, c’est à dire cette impression d’avoir fait le tour, de revenir à notre point de départ ou à quelque chose qui lui ressemble étrangement. Laszlo Barabasi a mesuré le diamètre du web. C’était en 1999. Et il était de 19 liens.

Avec mon camarade Gabriel Gallezot, dans un article fondateur Рbien que jamais publi̩ en papier ;-) -, dans cet article nous ̩crivions derechef que :

Cela signifie, que quelles que soient les unités d’information choisies (en l’occurrence des pages web), elles se trouvent connectées par une chaîne d’au plus dix-neuf liens. Au delà de chiffres qui, du fait de la nature même du web ne sauraient être stabilisés, ces études ont surtout permis de construire une topologie de l’espace informationnel tel qu’il se déploie sur les réseaux, en faisant émerger certaines zones « obscures » (web invisible), déconnectées d’autres zones mais tout aussi connectées entre elles, et en ce sens homogènes.

D’où ce sentiment de proximité, de complétude, de confort de navigation (plutôt que d’errance), de communauté, de “village global” devant ce qui devrait pourtant nous apparaître comme une immensité par définition non-traversable puisque impossible à cartographier parce qu’en perpétuel mouvement.

Des graphes et des fractales.

Car tel est le web. Tout au moins celui des premiers temps. Car depuis le web – et depuis le temps – sont apparus des graphes dans le graphe. Ils ont pour nom Flickr, YouTube, LiveJournal (plate-forme de blogs) et tant d’autres. D’autres3 en ont également établi les diamètres respectifs :

  • FlickR : 5,67
  • YouTube : 5,10
  • LiveJournal : 5,88
  • Orkut : 4,25

Nota-Bene : dans leur étude, les auteurs (3) partent d’une mesure du web donnée à 16,12.

Des petits web dans le web. Du genre des petits ruisseaux qui font les grandes rivières. Sur un mode fractal, c’est à dire partageant les mêmes propriétés de graphes invariants d’échelle. Jusqu’à un certain point.

Graphologues contre graphomanes.

Si les graphologues sont (1), (2) et (3) – parmi d’autres – c’est à dire des gens qui font profession de l’établissement de graphes capables d’attester de la navigabilité réelle du web, existent aussi ceux que l’on nommera graphomanes ou graphophobes et qui font profession ou vÅ“u d’abaisser significativement le diamètre dudit graphe jusqu’à idéalement le réduire à un point, c’est à dire – heureusement – une aporie, mais également le rêve cauchemar d’un monde où tout est univoquement connecté à tout, un monde dans lequel chacun est simultanément en contact avec les autres, avec tous les autres, en permanence.

Abolir le fractal.

Si la dimension fractale du web des origines – comme pour l’exemple célèbre de la côté de la Bretagne – permettait l’agrandissement de ses dimensions (donc de sa navigabilité, de sa possible exploration) au fur et à mesure du rapprochement de l’observation4 , le projet politique des graphomanes est de bâtir des “environnements en apparence semblables à des graphes invariants d’échelle” mais dont la dimension, c’est à dire le spectre de ce qui est observable et/ou navigable se réduit au fur et à mesure ou l’observateur se rapproche. Soit une forme paradoxale de panoptique.

Facebook, YouTube et tant d’autres sont, chacun à leur manière des projets graphomanes. La graphomanie de Facebook est de nature politique (= on est tous amis), celle de YouTube est idéologique (on aime tous les mêmes vidéos rigolotes). Tous ont en commun de tendre vers l’abolition du fractal, c’est à dire d’une certaine forme d’inépuisable. De faire du web un simple nÅ“ud. Un seul nÅ“ud. L’isolement du graphe. L’avènement du point.

L’avénement du point

Plus que le web lui-même, plus que l’infrastructure qui le porte, c’est une certaine idée du web comme ressource qui est en danger. Danger d’une concentration, une contraction des liens qui le structurent et le forment ; danger d’une surexploitation de cette ressource naturelle (le web) d’un écosystème informationnel (internet) qui pourrait conduire à son épuisement, à son tarissement au seul profit d’immenses et finalement pauvrement réticulés supermarchés relationnels dont Facebook ou YouTube sont aujourd’hui les emblèmes par l’homogénéité des ressources qu’ils proposent, et les “patterns” qu’ils propagent et auto-alimentent.

Le courroux des gourous.

N’étant ni Chris Anderson ni Tim Berners Lee je ne sais si le web est mort ou s’il peut encore être sauvé. Peut-être ne suis-je que l’un des initiés nourris à la rhétorique d’un web libertaire.

J’observe qu’en-deçà d’une certaine granularité, qu’en-deçà d’un certain diamètre, qu’au-dedans de certains sites, ce sur quoi nous passons chaque jour davantage l’essentiel de nos navigations n’a pas davantage à voir avec le web des origines que le couteau de cuisine n’a à voir avec l’écriture.

Je rappelle ce que j’écrivais ici-même il y a déjà 3 ans et un mois de cela, à savoir que cette approche fermée, propriétaire, compartimentée, concurrentielle, épuisable de l’économie du lien hypertexte ne peut mener qu’à des systèmes de nature concentrationnaire. Des écosystèmes de l’enfermement consenti, en parfaite contradiction avec la vision fondatrice de Vannevar Bush et selon laquelle la parcours, le “chemin” (“trail”) importe au moins autant que le lien. Les ingénieries de la sérendipité n’ont pas plus aboli le hasard que ne l’avait fait le coup de dès de Mallarmé, mais elles en ont profondément et durablement changé la nature.

Choisir : le lien ou le chemin (de ronde).

De l’ensemble de mes données personnelles récupérées sur Facebook ne se dégage aucun chemin : seulement la litanie de la liste de mes “amis”. Les liens, la totalité des liens qui dessinent mon “vrai” profil social, mon véritable cheminement, ceux-là restent la propriété – et à la discrétion – du seul Facebook. Dans l’usage même, quotidien de Facebook, de YouTube et de tant d’autres, je ne parcours aucun chemin, je n’effectue aucun autre cheminement que celui qui place mes propres pas dans ceux déjà les plus visibles ou pré-visibles, dans ceux déjà tracés pour moi par d’autres qui m’ont en ces lieux précédés. Ce chemin là, tant il est à l’avance tracé et déterminé, tant il est en permanence scruté et monitoré par d’autres “au-dessus” de moi, ce chemin-là ressemble davantage à une promenade carcérale qu’à une navigation affranchie.

A ce web carcéral fait écho le discours politique d’une criminalisation des pratiques, alibi commode pour porter atteinte à sa neutralité au seul profit d’intérêts marchands et sans égards pour ce qui fut un jour une terra incognita pleine de promesses. Qui l’est encore aujourd’hui. Mais pour combien de temps ?

Au risque du territoire.

Une fois n’est pas coutume, terminons sur un exemple et sur des données factuelles :

Facebook générait 16.68% des pages vues aux Etats-Unis contre 24.27% en novembre 2011, soit une progression annuelle de 60% et de près de 8 points selon Hitwise. Facebook génère donc désormais une page vue sur quatre aux Etats-Unis.

Sur ce critère, Facebook est suivi de Youtube (6.39%). Aux États-unis, cela signifie donc qu’une fois sur quatre, je vais naviguer là où “mes amis” ou “les amis de mes amis” m’envoient naviguer. Comme dans la vraie vie me direz-vous. Précisément.

Le web fut et doit demeurer le lieu d’un décalage, d’une altérité. La territorialisation est le plus grand risque qu’il encourt. S’il ne doit plus avoir vocation qu’à singer numériquement la trame de nos sociabilités ou de nos déambulations dans le monde physique, il cessera alors d’être ce qu’il promettait de devenir : un lieu d’exploration inépuisable, à l’abri du pesant carcan de nos consubstantielles matérialités.


Article initialement publié sur Affordance
Illustrations CC: iamjon*, joelogon, Pilgrim on Wheels, erix!

  1. Sur la théorie des graphes en général et sur ce graphe à invariance d’échelle qu’est le web en particulier, voir le remarquable “Introduction à l’exploration du web par la théorie des graphes” de Mathieu Jacomy []
  2. Barabasi, A.-L, Jeong H., Albert R., « The Diameter of the World Wide Web », pp.130-131 in Nature, 401, 1999. [en ligne] , consulté le 05/07/2002
    []
  3. Alan Mislove, Massimiliano Marcon, Krishna P. Gummadi, Peter Druschel, and Bobby Bhattacharjee. 2007. Measurement and analysis of online social networks. In Proceedings of the 7th ACM SIGCOMM conference on Internet measurement (IMC ‘07). ACM, New York, NY, USA, 29-42. DOI=10.1145/1298306.1298311 [pdf en ligne] []
  4. Si on essaie de mesurer la longueur d’un côté avec une unité de mesure donnée, plus l’observateur se rapproche, et plus les dimensions augmentent. []

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