Renault entre Pieds Nickelés et affaire Dreyfus

Le 15 mars 2011

La paranoïa qui a conduit le groupe Renault à accuser d'espionnage, à tort, trois de ses salariés, révèle les limites de la notion de « guerre économique », qui pousse de plus en plus d'entreprises à la barbouzerie.

Ce billet de Franck Bulinge est la synthèse de deux posts publiés sur son blog en commentaire de l’affaire Renault.

Trois innocents bannis sur la place publique par une direction convaincue de leur culpabilité, sur la base d’une dénonciation et de faux documents. Un cadre retraité de la DPSD (ex-sécurité militaire), cueilli à l’aéroport comme un vulgaire escroc en fuite… Au final, des excuses publiques du patron de Renault qui se dit lui-même victime d’une tromperie. Voire…

La direction de Renault aurait-elle été victime d’un phénomène bien connu en sociologie des organisations et que l’on appelle «pensée de groupe», «effet Janis», ou «pensée moutonnière»? Ce phénomène se déclenche dans certaines conditions d’information et de prise de décision: leadership très directif, cohésion élevée du groupe, isolement (syndrome de la bulle), absence de procédures de validation, situation globale anxiogène. Il en découle un sentiment partagé d’invulnérabilité, la conviction d’être dans son bon droit, le rejet des informations contradictoires, l’autocensure et les pressions internes, et la diabolisation des éventuels opposants. Les effets observés sont la pauvreté de l’information recherchée, des biais cognitifs, une définition erronée des objectifs, l’absence de prise en compte des risques potentiels liés à la décision, enfin l’absence d’alternatives logiques et cohérentes.

Dans le cas de Renault et si l’on suit cette hypothèse, l’ensemble des ingrédients étaient réunis pour conduire au désastre. Il semble toutefois qu’en décembre, la direction de la sécurité de Renault ait été divisée quant aux conclusions de l’enquête, au point de demander un complément d’information. On peut supposer, mais cela reste à vérifier, que deux des trois responsables de la sécurité pourraient avoir eu des doutes sur les documents que fournissait leur collègue, lequel ne dévoilait pas ses sources. Ceci n’est évidemment qu’une hypothèse, une autre étant que ce complément d’enquête pourrait tout simplement avoir été motivé par l’appât du gain. A ce stade de l’analyse, seule un audit interne tenant compte des différents jeux d’acteurs pourrait nous éclairer.

Au final, à défaut d’une vraie affaire d’espionnage ou d’une opération de déstabilisation façon guerre économique, on devra probablement se contenter d’une escroquerie au renseignement. Comme je l’annonçais dans mon précédent billet, les grands perdants seront l’entreprise elle-même mais également l’intelligence économique dont l’image est une fois de plus écornée par des pratiques dignes des Tontons flingueurs.

La guerre économique, un paradigme à la française

Issue principalement du transfert des méthodes de renseignement vers les entreprises, l’intelligence économique est depuis ses débuts dominée par un courant de pensée, celui de la guerre économique. La guerre économique, qui fut d’abord une métaphore chez François Mitterrand, est devenue une sorte de paradigme à la française sur lequel repose la plupart des discours et des pratiques. Enonçant la guerre comme un prolongement de la politique des états, les tenants de la guerre économique associent systématiquement les intérêts nationaux et la concurrence exacerbée que se livrent les entreprises. Il y aurait ainsi une collusion entre les états et les entreprises qui défendraient ensemble l’intérêt national. On le pressent aisément, cette théorie ne tient pas la route à l’heure de la mondialisation.

Or, cette convergence entre géopolitique et stratégie d’entreprises, bien que non formellement établie dans les faits, n’est pas sans conséquences. Elle creuse le lit de pratiques non conventionnelles, pour ne pas dire illégales, qui seraient justifiées par un état de légitime défense nourrie de patriotisme économique.

Cette vision de la guerre économique renvoie de fait à une dialectique de l’attaque et de la défense, de l’agresseur et de l’agressé, de la légitimité et de la trahison, de la fin et des moyens. Si vis pacem parabellum. Dès lors tous les coups sont permis, et la meilleure défense étant l’attaque, ces pratiques essentiellement offensives font de la France l’un des pays les plus agressifs en matière d’intelligence économique et d’espionnage industriel. Dès lors la Chine peut être soupçonnée d’espionnage au moment même où des agents secrets français se font prendre dans la chambre d’hôtel d’un patron chinois… Dès lors, des agents de recherche privés, pour la plupart issus des services secrets, se livrent, à la demande de responsables d’entreprises, à des pratiques habituellement réservées aux services secrets. L’intelligence économique devient un monde interlope où certains acteurs, influencés par la rhétorique guerrière qui gagne jusqu’à nos ministres, semblent ne plus distinguer ce qui relève des intérêts privés et de la raison d’État.

Or, le principal risque de ce courant de pensée, c’est d’avoir une vision biaisée de la réalité entraînant des décisions aux conséquences difficilement mesurables. Les relations internationales et commerciales sont ainsi analysées sous l’angle polémologique reposant sur une logique d’intention malveillante. La guerre économique est de fait une théorie du complot qui se nourrit des événements pour lesquelles elle trouve des explications simples et séduisantes. Par contrecoups, elle répond aux attentes des médias en quête de messages clairs et concis touchant un large public.

Dénonciation et suspicion justifient-elles les pratiques inquisitoriales ?

L’affaire Renault résume à elle seule les risques de dérives qu’entraîne cette idéologie. Ainsi, quelle que soit la réalité de cette affaire, on ne peut que s’inquiéter de la manière dont Renault l’a traitée en s’affranchissant des contraintes éthiques et réglementaires. Que penser de ces pratiques « de temps de guerre » qui s’affranchissent du droit du travail ? La guerre économique, officiellement déclarée par un ministre et un député de la majorité, ouvrira-t-elle un droit de la guerre, où les employés pourraient par exemple passer au détecteur de mensonges ? La dénonciation et la suspicion, pratique française de triste mémoire, justifieront-elles des pratiques inquisitoriales ? Suffira-t-il de jeter les employés en pâture à la propagande pour en faire des coupables ?

Que dire encore de cette vague d’espionnite qui envahit les entreprises françaises depuis cette affaire ? On voit d’ici à quel point les pratiques d’intelligence économique reposant sur un  paradigme dénué de tout fondement scientifique et légal, peuvent conduire les entreprises qui s’y risquent à des situations dramatiques, voire périlleuses pour elles-mêmes. Car si ses trois cadres sont effectivement innocents, comme ils le clament avec force, Renault risque de payer un lourd tribut à une guerre bien hypothétique : décapitation d’un centre de recherche stratégique, perte de crédibilité de la direction, difficultés prévisibles sur le marché automobile chinois… Il est encore trop tôt pour mesurer l’ampleur des dégâts.

Force est de constater qu’à défaut d’une définition établie scientifiquement ou reconnue par le droit international, la guerre économique reste une théorie hasardeuse avec laquelle il vaut mieux ne pas jouer. De fait, l’intelligence économique, à l’image du développement durable, doit être envisagée au niveau des entreprises selon une logique de compétition économique et dans un cadre éthique parfaitement défini. Car à trop parler de guerre économique, on finit par échauffer les esprits tout en créant les conditions de la guerre elle-même. Pour paraphraser Giraudoux, la guerre économique n’aura pas lieu, mais lorsqu’elle surviendra vraiment au détour d’un pipeline de pétrole, d’une mine d’uranium ou de terres rares, elle n’opposera pas des entreprises mais des armées, et nous serons alors bien loin des tribulations de l’affaire Renault.

Il reste que  les universitaires ne peuvent indéfiniment tourner le dos à ce concept qui s’impose comme un paradigme hors du champ académique, au risque d’être accusés de ne pas vouloir l’affronter. Au-delà des querelles sémantiques et idéologiques, la « guerre économique » si elle était avérée, serait pourtant une affaire trop sérieuse pour la laisser aux mains d’apprentis sorciers. De fait, bien qu’il m’ait toujours paru indispensable d’ouvrir un dialogue avec les tenants de la guerre économique, je n’ai pu que déplorer l’agressivité, la défiance et l’exclusion de ceux qui déplorent haut et fort le désintérêt des (vrais) chercheurs.

Photo CC xilantro d’une Peugeot 404 et Stéfan

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