Le [vaste] débat de la rémunération des blogueurs

Le 23 avril 2011

Au Huffington, les blogueurs se liguent pour être payés. En France, un peu partout, la question est soulevée. Au milieu des débats, Benoît Raphaël propose son analyse.

Quand les blogueurs du Huffington Post ont appris au début de l’année que le petit prodige des sites d’informations US avait été vendu 315M$, leur première réaction a été : et nous ? La semaine dernière, certains d’entre eux se sont rassemblés autour du blogueur activiste Jonathan Tasini [EN] pour poursuivre le Huffington Post. Ils réclament 105M$. Justification : les 9.000 personnes qui ont écrit des tribunes sur le site n’ont jamais été payées. Ils accusent : “Nous avons été transformés en esclaves modernes dans la plantation de Mme Arianna Huffington”.

Dans le Monde, Xavier Ternisien signe une enquête plutôt équilibrée à travers laquelle il évoque un début de “révolte” chez certains blogueurs (cet article est payant, pas simple pour fluidifier le débat sur la toile…). Xavier cite le blogueur Hugues Seraf qui a quitté le site d’infos Rue 89, faute d’être payé :

Bloguant à titre gracieux pour le site d’information depuis trois ans, il a demandé au rédacteur en chef, Pascal Riché, d’être payé en piges. En retour, il s’est vu proposer « une gratification nette de 200 euros par mois ». Une misère. « Je produis au minimum autant qu’un journaliste de la rédaction et mes papiers sont autant lus », argumente-t-il.

La réponse des responsables de ces médias est systématiquement la même.
Pascal Riché distingue l’info du commentaire :

Tout ce qui est journalistique, on le paye. Tout ce qui est commentaires, on ne le paye pas, pas plus que les journaux ne payent pour les tribunes qu’ils publient. Si l’on pouvait rémunérer les blogueurs, ce serait mieux, mais nous sommes une jeune société qui ne peut se le permettre. On leur offre de la visibilité…

Le Huffington Post est plus radical : une plateforme de blogs, c’est comme un plateau TV.

Nos blogueurs utilisent notre plateforme pour être connectés et faire en sorte que leur travail soit vu par le plus de gens possible. C’est pour la même raison que les gens vont sur les plateaux TV : pour promouvoir leurs points de vue et leurs idées.

Alors, qui a raison ?

Deux nuances, tout d’abord :

Le Huffington Post n’a jamais promis d’argent à ses blogueurs. Ils y sont donc allés de leur plein gré. La question du paiement est venue après. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas légitime, seulement que la motivation de départ était bien la visibilité. Le phénomène n’est pas né avec le Net. Certains chroniqueurs radios sont payés (ou pas) au lance-pierre, selon leur notoriété. Pourquoi ? Parce que la radio leur apporte de la visibilité.

Ensuite, l’apport des blogueurs ne constitue qu’une part minoritaire du trafic et de la conversation amenés sur le Huffington Post, qui tourne aujourd’hui avec une centaine de journalistes, dont une dizaine d’investigation. Nate Silver du New York Times en fait la démonstration [EN] : sur la seule section politique (15% de l’audience du site), les blogueurs apportent autant de contenus que les journalistes, mais génèrent 20 fois moins de commentaires. 80% des commentaires sur les blogs sont d’ailleurs apportés par seulement 20% d’entre eux. La fameuse règle des 80/20.

Affirmer que l’on va payer tous les contributeurs d’un média ou d’une rubrique participative n’a pas de sens. Il y a même des risques :

On risque en premier lieu de briser la dynamique et le naturel de la conversation, qui fait partie de l’ADN du Net (comme de la radio), en la faisant entrer dans un système de rémunération systématique.

Le problème d’ailleurs, ce n’est pas de savoir s’il faut payer une tribune ou pas. Le problème c’est quand ces contributions deviennent régulières… On passe de la tribune à la chronique. Là, il faut penser à payer. Mais avec un autre risque : celui de basculer dans le “piège” des fermes à contenus (“content farm”). La vertu du participatif, c’est d’être capable d’apporter de la proximité et des contenus de niche. Il faut donc beaucoup de volume. Et pour avoir beaucoup de volume il faut payer les contenus moins chers, commandés à des experts ou passionnés, non-journalistes, plus pertinents, mais avec qui on sera moins rigoureux. C’est un système assez proche de celui des correspondants locaux de presse. Qui a ses vertus (le membre du club de foot qui couvre les matchs de son village n’est pas un journaliste et ne le souhaite pas), mais aussi ses dérives (c’est souvent un moyen déguisé pour ne pas payer de piges à de jeunes débutants).

Il faut donc avancer au cas par cas, sans tomber dans la systématisation, encore moins dans la création d’un statut. Car le but du participatif est d’aller chercher de la richesse et de diversifier la prise de parole par les non journalistes.

Les médias en ligne s’appuient sur leurs contributeurs et blogueurs pour créer de la valeur, il me parait logique de redistribuer cette valeur. Dans ce calcul, il faut prendre en compte plusieurs éléments :

  • Il y a quand même un paiement en visibilité, qu’on ne peut pas écarter, et qui doit pouvoir faire varier les tarifs en fonction de la puissance du média.
  • Faire participer des blogueurs ou des chroniqueurs occasionnels demande un encadrement par une équipe de journalistes (pour éditer, mais surtout vérifier les informations): ce travail prend entre 15mn et 1h par post [NDLR : chez OWNI il s'agit plutôt d'une heure voire plus]. Il faut donc tenir compte de ce coût dans la redistribution.
  • Tous les blogueurs ne génèrent pas la même valeur , c’est la règle des 80/20 : il faut indexer la redistribution sur le “succès” de l’article (à chacun de définir son critère : nombre de reprises sur les réseaux sociaux, trafic, pub, commentaires…).
  • Il faut tenir compte de l’économie du Net, peu généreuse avec les médias en ligne, et ne pas s’aligner sur celle de la presse papier. Il faut plutôt opter pour le partage de revenus, qui peut être assorti d’un minimum garanti en fonction de l’engagement demandé au contributeur.
  • Cependant, on peut combiner toutes ces valeurs : partage de revenus sur le web (variable), apport de notoriété (moins cher), re-publication sur un support papier (plus cher) etc.

Le tout est de proposer un système souple, mais transparent et juste. Forcément indexé, forcément nuancé. Dans un modèle en pleine mutation, où le participatif est en train de prendre une place croissante, il faut évidemment sortir du tout gratuit, hypocrite et peu efficace. Il faut certes avancer prudemment, l’économie de la presse en ligne étant fragile, mais avancer quand même.


> Article publié initialement sur La Social News Room sous le titre Faut-il payer les blogueurs ?

> Illustrations Flickr CC Lisa Brewster

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