Insécurité ou sentiment d’insécurité ?

Le 9 mai 2011

En 2007, la thématique était au cœur de la campagne présidentielle. A un an de la prochaine échéance électorale, petite piqûre de rappel sur les différences entre insécurité objective et sentiment d'insécurité, par Laurent Mucchielli.

Si l’on admet (au moins provisoirement) que les problèmes de sécurité que l’on croit sans cesse nouveaux sont en réalité (hélas) classiques et que rien ne prouve qu’ils soient particulièrement plus intenses aujourd’hui par rapport à il y a vingt ans, alors d’où vient que notre “ressenti” nous amène à penser l’inverse ? L’insécurité et le sentiment d’insécurité sont-ils une seule et même chose, ou pas?

Telles sont les questions qui nous ont été posées dans quelques commentaires d’un billet précédent. Dans les mois qui viennent, nous aurons l’occasion de revenir en détail sur le diagnostic des problèmes et de leur évolution dans le temps. Mais pour l’heure, nous pouvons apporter quelques éléments de réponse en cherchant à savoir ce qu’est le sentiment d’insécurité, du point de vue des recherches sociologiques.

Une confusion logique et permanente

Dans quantité de discours et de représentations de la sécurité ou de “l’insécurité”, se confondent en réalité trois choses :

1) les opinions générales sur l’importance du “problème de la sécurité” en France,

2) les peurs sur sa sécurité personnelle ou celle de sa famille,

3) l’expérience réelle de la victimation.

Or il s’agit de trois choses différentes, qui sont toutes les trois identifiées et mesurées par des enquêtes. Selon la façon dont la question est posée dans l’enquête ou le sondage, l’on peut interroger l’une ou l’autre de ces trois choses, et s’apercevoir de leurs différences.

Ainsi, l’on peut d’abord interroger les opinions sur l’état de la sécurité ou sur son évolution : “pensez-vous que la sécurité est un problème prioritaire ?”, ou bien  “diriez-vous que la sécurité se dégrade dans notre société ?”. L’on recueille alors une opinion générale, qui a deux caractéristiques importantes.

La première est qu’elle fluctue beaucoup selon les périodes : en 2002, au plus fort de la campagne électorale marquée par le thème de la sécurité, près de 60 % des personnes sondées déclaraient que la sécurité devait être une priorité du gouvernement. Lors de la campagne électorale de 2007, les personnes interrogées sur la même question étaient quatre fois moins nombreuses à faire la même réponse (environ 13 %).
La seconde caractéristique est que la majorité des personnes qui expriment cette préoccupation déclarent dans le même temps qu’elles ne se sentent pas personnellement menacées dans leur vie quotidienne. On comprend ici la différence existant entre une opinion générale à connotation politique et à forte variation selon le contexte et par ailleurs un ressenti beaucoup plus stable et personnalisé (environ 8 % des personnes interrogées dans l’enquête menée en région Ile-de-France déclarent ainsi avoir peur chez elles, au début comme à la fin des années 2000).

Mais ceci ne veut pas dire que ce ressenti est lui-même objectif au sens où il traduirait une exposition à une insécurité réelle, un risque quotidien dans sa vie personnelle. Le ressenti ou la peur personnelle sont donc à leur tour en bonne partie différents de la réalité de la victimation. Certes, les enquêtes montrent que le fait d’avoir été victime de quelque chose accroît logiquement la peur que cela recommence. Pour autant, elles montrent aussi que la majorité des personnes qui déclarent avoir parfois peur dans leur vie quotidienne déclarent également ne pas avoir été victimes de quoi que ce soit. Le sentiment d’insécurité exprime donc principalement autre chose que l’expérience de la victimation, il exprime d’abord une vulnérabilité. La peur est ainsi liée à l’âge (les personnes âgées ont davantage peur, même si il ne leur est rien arrivé), au sexe (les femmes ont davantage peur que les hommes) et au niveau social (la précarité accroît la peur). Par ailleurs, les enquêtes montrent également que, s’agissant de leur quartier, la peur d’une partie de nos concitoyens est alimentée par ce qui leur apparaît comme des signes extérieurs de désordre et d’abandon : d’abord le bruit, la saleté, les tags, les dégradations, ensuite les regroupements de jeunes et la présence de drogue. La peur est ainsi plus forte chez les habitants des quartiers populaires où sont concentrés ces signes.

Vulnérabilités individuelles et collectives

Enfin, au-delà des enquêtes statistiques, quelques études de terrain réalisées ces deux dernières années dans des petites villes de province nous ont montré que le sentiment d’insécurité est lié à des vulnérabilités encore plus profondes et plus collectives.

Il semble lié à l’évolution de nos modes de vie et aux transformations qui touchent le peuplement des territoires. Expliquons-nous. Le sentiment d’insécurité apparaît historiquement comme une composante de l’anonymat et de la solitude de la ville, par opposition à l’inter-connaissance et à la solidarité communautaire du village rural : en ville, ne pas connaître ses voisins est courant et l’anonymat est la règle dans les transports en commun. Après l’accroissement de la taille des villes, depuis le milieu des années 1970, l’urbanisation se poursuit en raison du développement de la périurbanisation (ou étalement urbain), c’est-à-dire essentiellement de l’urbanisation de zones anciennement rurales à proximité des métropoles. Ces modes de vie périurbains séparent toujours plus le lieu d’habitat familial du lieu de travail et souvent des équipements scolaires et des lieux de consommation (base de loisirs, hypermarchés, etc.).

Anonyme, la vie périurbaine ne s’accompagne d’aucune reconstruction de dynamique communautaire. Même regroupés en fonction de leurs niveaux de revenus dans des résidences de petits immeubles ou dans des quartiers pavillonnaires, les habitants ne partagent souvent guère plus que cette proximité économique et spatiale. Et, dans les petites et moyennes villes, des croissances particulièrement rapides de la population peuvent provoquer des sentiments de perte de repères et d’identité locale qui semblent renforcer encore ce sentiment d’insécurité. De même, l’étalement urbain peut amener un ancien village à devenir progressivement la banlieue d’une grande ville, ce qui génère une peur d’être comme “absorbé” par cette grande ville et rattrapé par ses problèmes, notamment sa forte délinquance ou ce que l’on croit être sa forte délinquance.

A côté de l’étude des problèmes bien réels de délinquance et des risques très concrets de victimation, il faut donc reconnaître et analyser le sentiment d’insécurité comme une question à part entière ayant ses logiques propres. Les deux choses ne doivent être ni opposées ni confondues, mais prises en compte toutes les deux, avec des outils d’analyse propres à chacune.

Pour aller plus loin

  • Hélène Heurtel, Enquête « victimation & sentiment d’insécurité en ÃŽle-de-France » en 2009, Paris, Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Ile-de-France, 2009 (à lire ici).
  • Sophie Nevanen, Philippe Robert, Renée Zauberman, Cadre de vie et sécurité. Analyse des enquêtes pour 2005-2006 et 2006-2007, CESDIP, « Etudes et données pénales » n° 107, 2010 2ème édition (à lire ici).
  • Philippe Robert, L’insécurité en France, Paris, La Découverte, 2002.
  • Laurent Mucchielli, « Le décalage entre le sentiment d’insécurité et la victimation réelle des personnes âgées », Délinquance, justice et autres questions de société (2010).

Article initialement publié sur le Monde.fr et le blog de Laurent Mucchielli, sous le titre “Insécurité ou sentiment d’insécurité ?”

Illustrations CC FlickR: (e)Spry, Dolarz

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