Au coeur du quartier Rom à Gyöngyöspata

Le 10 mai 2011

Chômage, misère, délinquance et milices… Bienvenue à Gyöngyöspata, village symbole des tensions entre l’extrême droite et les Roms pour le deuxième épisode de ce reportage à Budapest et les campagnes magyares.

Retrouvez la première partie de ce grand reportage en Hongrie.

Gyöngyöspata, 18 et 20 mars 2011

Des champs, des vignobles et, entre deux collines de cette plaine vallonnée, quelques centaines de maisons amassées : le hameau d’apparence paisible que j’aperçois depuis la voiture s’appelle Gyöngyöspata et n’a jamais autant fait parler de lui qu’en ce moment. Deux semaines durant, jusqu’à la veille de mon arrivée, plusieurs centaines de miliciens de l’organisation Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület se sont installés dans ce village de 2.850 âmes, pour tenir en respect les quelques 400 Roms locaux qui, selon eux, rendent la vie infernale aux non-Roms.

Hébergés sur place par des habitants solidaires de leur action, ils ont patrouillé dans le quartier rom, monté la garde devant le supermarché, suivi les Tsiganes dans tous leurs déplacements, intimidé les enfants… Sans que la police n’intervienne. Le mouvement d’extrême droite Jobbik a publiquement soutenu cette opération et, selon toute vraisemblance, l’a même organisée. Son représentant local, Oszkár Juhász, dément et assure que c’est la population locale qui a appelé la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület à l’aide :

C’est un phénomène d’entraide entre Hongrois contre la criminalité tsigane, devant laquelle le gouvernement ferme les yeux !

A l’origine de l’affaire, un fait divers: un retraité s’est suicidé cet hiver, désespéré par les innombrables délits commis par les Roms, si l’on en croît l’extrême droite. Selon les Tsiganes, cette mort tragique n’a rien à voir avec eux. Et la venue de ceux qu’ils appellent les « gardistes » – en référence à l’ancienne Magyar Gárda - serait plutôt liée au refus de la communauté non-rom de voir s’installer dans leurs quartiers des Tsiganes relogés à la suite d’une inondation. Ici, on ne se mélange pas, comme j’ai l’occasion de le vérifier dès mon arrivée.

“Ah, vous cherchez le quartier rom ?”

Je suis accompagné d’un journaliste français installé à Budapest, Corentin Léotard, rédac’ chef d’un excellent site d’information francophone sur l’actualité hongroise, Hu-lala.org. Il possède quelques rudiments de hongrois, moi non. En l’absence d’interprète, c’est à lui qu’incombe ce rôle. « Pas gagné », me prévient-il. Nous roulons lentement dans la ville à la recherche de Bem utca, où nous avons rendez-vous avec János Farkas, le leader de la minorité rom. En suivant consciencieusement les indications qu’il nous a données par téléphone, fort logiquement, on se perd.

Une dame d’une soixantaine d’années marche le long de la rue, je m’arrête à sa hauteur. Elle porte une cocarde, s’abrite sous un parapluie blanc et rouge, aux couleurs de la dynastie d’Árpád ; les rayures des lanières de son gilet évoquent le drapeau hongrois. L’élégance nationaliste dans toute sa splendeur.

Corentin baisse la vitre et fait étalage de sa maîtrise de la langue magyare. Miracle : elle comprend ! Bem utca ? Elle ne connaît pas, mais elle va demander à l’une de ses amies. Nous rejoignons une seconde vieille dame au look plus conventionnel. Elle est charmante et nous indique patiemment notre route, jusqu’à ce qu’une intuition foudroyante la saisisse :

Ah, vous cherchez le quartier rom ?

Le ton se fait nettement moins cordial. « Vous êtes journalistes, c’est ça ? » Soudain, elle retourne sur ses pas et nous plante là, sans nous saluer.

Une cinquantaine de mètres plus loin, un carrefour: une route boueuse sur la droite, des gamins qui jouent au milieu de la rue, voilà le quartier rom. Rapidement, deux jeunes d’une vingtaine d’années nous rejoignent, posent le bras sur la voiture et commencent à parler… On ne sait pas ce qu’ils racontent, si ce n’est qu’ils aimeraient qu’on leur donne de l’argent.

Corentin stresse: « C’est quoi le nom du mec chez qui on va déjà ? » Je l’ai oublié, je sais plus, je confonds tous les noms hongrois, sans discrimination. Les petits jeunes se font plus pressants, je ne capte pas un mot, mais je sens bien qu’on n’est pas loin de se faire embrouiller. Petite montée d’adrénaline : « Tu le retrouves pas, tu le retrouves pas ? » Heu non, non, non… Si, ça y est ! Je l’ai. «János Farkas !» Sésame, ouvre-toi. Tout le monde se détend et on nous indique bien volontiers le chemin.

Chez les Farkas, leaders tsiganes

On se gare devant une grande maison, deux étages de béton beige et brique rouge, au fond d’une allée qui descend à l’extrémité basse de la ville (en zone inondable, apprendrai-je plus tard). Un petit homme en sort, la cinquantaine, brun, moustachu et ridé : c’est János Farkas, le père. Il nous fait signe de rentrer. A l’intérieur, deux hommes sont attablés avec lui dans la cuisine : son fils, János Farkas aussi, la trentaine, et Zoltán Lukács, un jeune Rom diplômé de droit dans une université de Budapest. La pièce est surchauffée et enfumée au possible, papy Farkas crie à sa petite fille : « Amène vite un café à ces messieurs ! » L’interview peut commencer.

Je m’aperçois que Zoltán parle un peu anglais: on pose des questions simples, il les traduit, on enregistre les réponses en hongrois des Farkas père et fils, que je fais traduire par une amie quelques jours plus tard. C’est parti pour une heure d’interview 100 % à l’aveugle, à fumer clope sur clope en hochant la tête pour faire semblant d’avoir compris. Le jeune Farkas, successeur de son père au poste de leader de la «collectivité locale minoritaire», commence :

Les miliciens nous provoquaient continuellement. Ils marchaient au pas dans notre rue, à 6 heures du matin, en chantant des airs nationalistes. Une femme a même accouché prématurément tant elle a eu peur.

Le père s’emporte:

Ils hurlaient: c’est la fin du tsigane ! La Hongrie n’a pas besoin du tsigane ! Ils nous traitaient de parasites et de fainéants. On a vécu dans la terreur durant 17 jours. Et pendant ce temps là, la police du comté sympathisait avec eux…

Beaucoup de parents n’osaient même plus envoyer leurs enfants à l’école. «Certains instituteurs disaient aux enfants : attention, soyez sages, sinon je vous mets dehors chez les gardistes…», reprend János fils.

La venue de la milice a durablement exacerbé les tensions dans le village. Zoltán Lukács a assisté à une réunion organisée par la mairie pour apaiser les esprits : «La majorité de la population hongroise était satisfaite du travail des miliciens. Ils disaient que la délinquance a diminué grâce à eux. Le Jobbik a essayé d’accentuer la colère de la population locale à l’encontre des Tsiganes. Et il a réussi», soupire-t-il.

Est-il exact que des délits sont commis par des membres de la communauté rom ? «Il y a des problèmes avec deux ou trois familles, admettent-ils, mais ce n’est pas une raison pour condamner tous les Roms.» Quels types de délits? «Des petits vols de bois, pour faire cuire de la nourriture.» On me donnera plus tard une version assez différente.

Ça tient presque du miracle, mais durant les deux semaines où les miliciens étaient là, il n’y a pas eu de violence. Ces derniers n’étaient pas armés et les Roms n’ont pas cédé aux provocations, grâce au travail des Farkas. «Nous avons fait des efforts jour et nuit pour qu’il n’y ait pas d’affrontement», raconte le père. La milice est partie hier, mais les Roms restent sur leur garde : «Nous ne savons pas à quoi ressemblera notre futur. Peut-être que nous demanderons l’asile politique chez vous», me lance-t-il. Sous le gouvernement actuel, peu de chances que leur requête soit couronnée de succès. Tandis qu’on se salue chaleureusement, Papy Farkas me gratifie d’une dernière déclaration solennelle :

J’aimerais remercier mes lecteurs sur internet. Je leur souhaite force et santé, au nom de tous les Tsiganes de Gyöngyöspata.

Message transmis.

La ségrégation, jusque dans les toilettes

Deux jours plus tard, je retourne à Gyöngyöspata en compagnie d’un groupe d’activistes des droits de l’homme. Ils y organisent une distribution de nourriture pour les Roms et comptent cuisiner sur place un goulash au paprika pour la famille Farkas. Quand nous arrivons en ville, nous apercevons sept miliciens en uniforme plantés devant le supermarché : la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület est bien partie il y a quelques jours, mais elle a monté une antenne locale.

Nous poursuivons notre chemin, croisons une patrouille de policiers en station à l’entrée du quartier du Rom, et rejoignons la demeure des Farkas. Quasiment toute la communauté est rassemblée devant la maison. Des dizaines et des dizaines et de gamins, d’ados et de mères de famille font le pied de grue en attendant que les Farkas répartissent les provisions apportés par les bobos de Budapest.

A l’intérieur, je retrouve papy Farkas, toujours très avenant. Avec l’aide d’un activiste qui accepte de jouer l’interprète, il m’explique comment lui et sa famille survivent. Ils sont 15 à vivre dans cette maison, trois générations. Personne n’a de travail. «Moi j’avais l’habitude d’aller à l’usine à Budapest.» Quand ? «En 91, 92.» Depuis, rien, à part de temps à autres des boulots saisonniers ou des travaux publics. Son histoire est typique de celle des Roms de l’Est hongrois, si j’en crois ce que m’a expliqué plus tard le politologue Krisztián Szabados, du Political Capital Institute [en hongrois] :

Les Tsiganes ont été sédentarisés par le régime communiste, dans un but d’assimilation. Des quartiers ont été créés pour les Roms, notamment dans l’Est du pays, et ces derniers pouvaient travailler dans les usines d’Etat. Au début des années 90, elles ont fermé. Les Roms se sont retrouvés sans qualification, installés dans des zones sans emploi. Ils ont été les grands perdants de la transition.

D’après Gábor Kézdi, chercheur à la Central European University de Budapest, en 1989, chez les Roms, 85 % des hommes et 53 % des femmes âgés de 15 à 49 ans travaillaient. Quatre ans plus tard, en 1993, ces taux ont été divisés par deux (respectivement 39 % et 23 %). Ils sont restés depuis à ce niveau. «Depuis 21 ans, toute une génération a grandi sans pouvoir travailler. C’est ce qui a créé des tensions. Tant qu’il y avait du travail, il n’y avait aucun problème», soupire János Farkas. Comme beaucoup de foyers roms ruraux, sa famille doit survivre avec les minimas sociaux et les allocations familiales : 28 500 Forint (106 euros) par famille de revenu minimum, plus 28 500 Ft mensuels pour une femme en congé maternité et 13.000 Ft supplémentaires par enfant (49 euros).

Dans la cuisine, je discute avec Beatrix, 15 ans, la petite fille de papy Farkas, et deux de ses amies (dont une a 20 ans, est enceinte de son quatrième enfant et fume, pour l’anecdote). A l’école, Roms et non-Roms sont mélangés, m’expliquent-elles. Ce n’est pas le cas partout en Hongrie : les jeunes Roms sont souvent regroupés dans des classes spéciales pour enfants défavorisés. Ils ont 15 fois plus de chances d’y être affecté que les non-Roms, d’après ERRC, une ONG qui défend leur droits. Ici, la ségrégation existe tout de même… aux toilettes, me raconte Beatrix :

Figurez-vous qu’on a pas le droit d’aller à celles du haut ! Il y a un grand panneau : pas de tsiganes. Celles du bas ne fonctionnent pas. Du coup, je préfère me retenir et aller chez moi.

Elle et ses copines n’ont pas beaucoup de relations avec les non-Roms, même si elles ne seraient pas contre. «Une fois, sur le terrain de foot, on a invité les Hongrois à venir avec nous. Ils ont ri et ils nous ont dit : non, parce que vous êtes des Tsiganes qui puent!», se souvient l’amie de Beatrix.

Ils crient “Suce ma bite” aux vieilles dames

En repartant en fin d’après-midi, j’aperçois à nouveau le groupe des sept  miliciens, qui patrouille dans la rue frontière entre quartiers rom et non-rom. Je vais à leur rencontre, accompagné d’un activiste qui fait l’interprète. Ils sont en uniforme: rangers et pantalon noirs, blouson assorti et gilet sans manche orné du blason rouge et blanc de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület. Ils ont entre 20 et 40 ans ; tous habitent le village.

Parmi eux, une femme blonde, 1m80, des yeux bleus, assez belle: Ludànyi Miléna, 39 ans. Elle s’avance vers moi. Je lui dis que je suis journaliste et lui demande ce qu’ils font, elle m’envoie balader : «Adressez-vous à notre service de presse.» Je lui réponds «Oui oui, bien sûr» et lui repose la même question, en montrant que je n’enregistre pas. Elle me dit qu’ils n’ont rien contre les Roms, mais qu’ils luttent contre la criminalité.

Elle me parle de sa grand-mère, qui a 81 ans. Elle habite à côté, à 50 mètres du quartier rom, et s’est fait cambrioler trois fois ces dernières années. Elle sonne à une porte, fait sortir son aïeule de la maison, une très vieille dame, qui marche avec difficulté. Milena a les larmes aux yeux, comme ces mères Roms qui tout à l’heure me racontaient leur angoisse des semaines passées. Malheureusement, elle doit partir.

Je poursuis l’interview le lendemain, par téléphone : «Les Roms volent tout ce qu’il y a dans le jardin de ma grand-mère. Elle est faible, désarmée. Elle a peur pour sa vie. Que va-t-il se passer si des cambrioleurs la poussent ?» Elle poursuit : « Ils piquent tout, les fils électriques, les tuiles, les poutres… » Gyöngyöspata est entouré de vignobles. «Avant, il y avait 60 caves», m’explique-t-elle. «Maintenant il n’en reste plus que 4, à cause des vols.» Milena va voir la sienne toutes les semaines pour réparer ce qui a été endommagé, par principe. Elle est excédée :

Les Roms sont jour et nuit dans la rue, car ils ne travaillent pas. Au lieu de dire bonjour, ils crient « Suce ma bite », même aux vieilles dames.

Alors, comme 30 autres habitants du village, Milena s’est portée volontaire pour patrouiller dans l’antenne locale de la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület. Chez les non-Roms, la milice est massivement soutenue. Plus de 1 000 habitants ont signé une pétition en sa faveur. Elle est venue combler un manque évident de moyens de la part de l’Etat.

Oszkár Juhász, représentant local du Jobbik et candidat malheureux aux dernières municipales, se félicite de l’opération qui vient de s’achever : «Avant l’arrivée des miliciens, il n’y avait qu’un policier dans la ville. Désormais, il y en a deux en permanence. » Pour lui comme pour son mouvement, le coup est réussi. Le Jobbik passe pour le sauveur des Hongrois ruraux harcelés par les Roms et négligés par les grands partis de Budapest. A leurs yeux, l’action est un modèle à reproduire ailleurs, quitte à embraser les campagnes. Leur leader, Gábor Vona, a prévenu :

Gyöngyöspata est un exemple pour le futur.

Prochaine cible pour eux, prochaine destination pour moi : Hajdúhadháza.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI

Retrouvez la suite de la série du reportage en Hongrie : [3]Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza et [4] Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite

Illustrations Flickr CC Dumplife

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