Comment l’économie du partage crée du lien social

Le 5 juin 2011

Alors que les échanges marchands créent de plus en plus d'exclusion sociale et de défiance, l'économie du partage, par le don, transforme les relations grâce à la reconnaissance et l'inter-dépendance.

Le XXème siècle aura été incontestablement celui de l’échange marchand. Jamais l’humanité n’avait autant commercé, exporté, importé. Jamais les transactions n’avaient été aussi simples et rapides. Le volume du commerce mondial a triplé depuis la chute du mur de Berlin et a connu une croissance presque exponentielle [en] jusqu’à la crise économique de 2008.

Bizarrement, alors que les hommes entraient toujours plus en interaction et devenaient toujours plus dépendants les uns des autres, ce XXème siècle aura connu un immense délitement des structures sociales traditionnelles sans création d’autres structures alternatives efficaces. Religions, nations, classes sociales, familles… Toutes ces institutions ont été bousculées et affaiblies. Même les grandes entreprises, qui étaient pourtant les principales structures de cette économie sont remises en cause à leur tour…

Ce paradoxe bizarre entre l’accroissement des relations humaines et la diminution du lien social pourrait-il trouver une explication dans la nature trompeuse de l’échange marchand ?

Quand l’échange marchand abolit la relation

Lorsque l’on achète du pain à son boulanger, nous n’éprouvons pas nécessairement de la reconnaissance ; après tout, nous l’avons rémunéré pour son service, nous avons payé, grâce à l’argent issu de notre propre travail, l’équivalent de ce que nous lui devions. Nous avons soldé nos dettes, nous sommes quittes.

L’échange suppose donc le retour au même, à une situation initiale : L’équivalent de ce que l’on a donné étant reçu en retour, il n’y a plus de rapport de dette envers l’autre. L’échange permet d’être quitte. Il est en quelque sorte une relation qui abolit la relation : il efface le lien à l’autre, renvoyant chacun dans son indépendance.

Frédéric Laupiès, Leçon philosophique sur l’échange

Une économie basée sur l’échange marchand fabriquerait alors des individus toujours plus dépendants les uns des autres mais paradoxalement plus isolés, chacun ayant l’impression de ne rien devoir à personne.

Don et contre-don

Contrairement à l’échange, le don ne cherche pas l’équivalence, il surgit de la seule volonté d’un individu. Il est proposé au receveur comme un pacte d’alliance (« ce qui m’appartient t’appartient maintenant »). Il peut générer une dette morale incitant le receveur à donner à son tour. Mais, même en cas de contre-don, la relation ne sera pas abolie, car n’étant pas quantifié, l’objet du don ou du contre-don ne pourra jamais être totalement soldé. Il laisse donc une trace irréversible.

L’anthropologue Marcel Mauss [en] a étudié les systèmes d’échange basés sur le système don et contre-don [pdf] dans plusieurs sociétés primitives. Ce système appelé Potlatch, fonctionne de la manière suivante :

  • Le donneur donne quelque chose d’une certaine valeur (objet, aliments, aide…)
  • Le receveur se doit d’accepter. S’il n’accepte pas, cela signifie qu’il refuse le rapport social.
  • Le receveur doit rendre un élément d’une autre valeur, de préférence supérieure, et pas immédiatement. S’il rend immédiatement, c’est qu’il refuse le rapport social.

Ce qui fonde la relation dans l’économie du Potlach, ce n’est pas un contrat mais la reconnaissance du don, qui est aussi la reconnaissance de sa propre dépendance.

Or c’est précisément l’acceptation de sa dépendance qui crée le lien social. Cette conscience de notre propre dépendance nous relie non seulement les uns aux autres mais entraine un besoin de donner en retour, de donner à d’autres pour tenter de s’acquitter globalement de ses dettes envers l’humanité.

Selon Marcel Mauss, le don en tant qu’acte social suppose que le bonheur personnel passe par le bonheur des autres, il sous entend les règles d’éthique : donner, recevoir et rendre.

Vers de nouvelles civilisations ?

Les points communs entre l’économie du partage et le système de Potlach sont évidents. Sur Internet, on mesure quotidiennement notre dépendance aux autres. Untel a rédigé gratuitement, anonymement un article de Wikipédia qui m’a permis d’approfondir mon billet, untel a créé un plug-in bien utile pour mon site, la musique que j’écoute, les vidéos que je regarde ont été mises à ma disposition par des inconnus et les forums sont peuplés d’internautes généreux qui répondent rapidement à toutes vos questions…

En agissant ainsi, ces donateurs numériques envoient une gigantesque proposition d’alliance à l’ensemble de la société. Chacun de nous peut l’accepter (ce qui signifiera l’acceptation du rapport social) et offrir par la suite un nouveau contre-don.

Autre point commun, l’économie du partage, comme l’économie « don et contre-don » repose sur la confiance entre les individus, sur leur propension à collaborer, sur l’honneur et la fierté de chacun ainsi que sur une connaissance d’un certain nombre de règles tacites. Cette nouvelle économie du partage (au demeurant bien plus dynamique que son alter égo reposant sur l’échange marchand) me parait en mesure de créer un nouveau lien social, de jeter les bases de nouvelles structures sociales et, j’irais même jusqu’à dire qu’elle pourrait engendrer de nouvelles civilisations.


Article initialement publié sur le blog Mutinerie sous le titre “L’échange, le don et le lien social”

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