Le New York Times sauvé par internet

Le 24 novembre 2011

On l'annonçait mort en 2009, mais le New York Times a survécu à la crise de la presse. Mieux, le titre semble avoir trouvé un modèle économique durable grâce à sa version en ligne.

Tous les matins, la Une du New York Times est plus prompte que n’importe quelle autre source d’information à déterminer quelles vont être les informations majeures dans les prochaines vingt-quatre heures.

Seth Mnookin n’a pas toujours été un défenseur du Times mais il connaît l’importance du journal.

Je ne dis pas que c’est forcément le meilleur, mais c’est en tout cas le plus important.

Et s’il ne croit pas à la mort très prochaine du journal, cet ancien collaborateur du Times se garde bien de s’avancer sur le long  terme.

Les choses ont changé, quand on regarde la dernière décennie, on se dit que l’avenir est quand même très incertain.

Souvent évoquée depuis 2009, la mort du Times aurait de nombreuses conséquences pour le monde de la presse. Et pourrait donner raison à ceux qui prédisent la fin de la presse papier pour 2020-2030. Mais tous les matins de la semaine, ce sont encore près de 900 000 Américains qui l’achètent . Un chiffre en baisse croissante depuis 2005. La dernière fois que le titre avait vendu moins d’un million de copies, c’était au début des années 1980.

Journal référence

La disparition du Times entraînerait d’abord le chômage de 1 300 journalistes. Un staff impressionnant, mais là aussi, en baisse constante depuis mars 2008. Après avoir dans un premier temps baissé de 5% le salaire de certains de ses employés, le journal avait fini par se séparer d’une centaine de journalistes au printemps 2008 et n’avait pas remplacé plusieurs départs en retraite. Un plan similaire, diminuant d’une centaine le nombre de journalistes, fut à nouveau mis en place en 2009. Le documentaire Page One, A Year Inside the New York Times, tourné à cette période, s’attarde d’ailleurs sur plusieurs journalistes, en poste parfois depuis plus de 15 ans et remerciés au nom de mesures d’austérité. Les premiers signes de cette politique ont été perceptibles dès 2006 avec de nombreuses coupes budgétaires. En cinq ans, les dépenses annuelles du journal ont baissé de 860 millions de dollars. Une politique de rigueur efficace qui a amené le journal à être enfin bénéficiaire en 2011. De l’argent certes, mais en contrepartie d’un appauvrissement du contenu se sont plaints plusieurs journalistes du quotidien. Certains n’ont pas apprécié que le budget pour les piges des journalistes non salariés ait été baissées de 15 % sur les trois dernières années.

Et si le New York Times est encore reconnu comme un journal de référence, c’est justement pour son contenu exhaustif, comme cela est écrit fièrement à la Une du journal “All the news that fit to print”. Au 620 West, 8e avenue, le gratte-ciel du New York Times, de l’architecte Renzo Piano en impose. La suprématie du Times, c’est aussi celle de son building, quatrième plus haut de Manhattan. À l’intérieur du bâtiment, la “newsroom” ressemble un peu à n’importe quelle autre bureau d’un journal, la vue en plus. Mais c’est le bruit, la vie qui se dégage du lieu, qui rappellent immanquablement Citizen Kane. Comme si l’information trouvait racine ici.

La rédaction du Times en 1942.

Sur le tempo du Times

Car si le New York Times est aussi respecté, et a autant d’employés, c’est aussi  parce que le journal “fait l’info”, comme l’annonce le sous-titre sur Twitter, “Where the conversation begins” ou encore la campagne de publicité dans le métro new-yorkais. Le titre se veut un modèle. Le journaliste doit quitter son bureau, parler à quelqu’un, et si possible pas seulement par téléphone. Faire son travail de journaliste en quelque sorte. C’est cette éthique, qui n’a que rarement était entachée, qui a permis de maintenir la réputation du titre et d’en faire aujourd’hui une référence. Il suffit de regarder les morning shows sur leschaînes américaines pour se rendre compte que la Une du New York Times sera au centre de l’actualité durant la journée. « C’était encore plus flagrant il y a quelques années. Quand ce n’était pas dans le New York Times, ce n’était même pas une information », affirme Seth Mnookin. Un avis partagé par Bill Keller, directeur de la publication du Times de 2003 à septembre 2011.

Aucun média n’a jamais autant fait l’agenda que le Times. Même si  aujourd’hui il y a beaucoup de médias, le Times continue à avoir une influence considérable sur les conversations et les sujets d’actualité. Les blogs, les autres journaux nous poursuivent mais débattent encore autour des événements que nous couvrons.

Deux raisons à cela selon Bill Keller : le journalisme exemplaire et une couverture complète nationale et internationale.

L’information a un prix mais malgré la crise, nous continuons à couvrir une actualité très large, là où nos concurrents ont dû faire des sacrifices. Nous sommes une des seules publications a toujours avoir un bureau en Irak.

Ce sont ces coûteux grands reportages d’investigation notamment qui dictent l’actualité. Exemple le 26 février 2011 lorsque le Times publie une grande enquête très critique sur le gaz de schiste en Pennsylvanie. Le reportage relate notamment plusieurs échanges d’emails d’industriels prouvant que les avantages du gaz de schiste sont en-deçà des attentes. L’information, très largement reprise dans la presse écrite et à la télévision, remet en lumière les techniques très controversées de fracturation hydraulique. Suite à cet article, un élu démocrate a demandé à l’administration américaine de l’énergie de réévaluer le “potentiel” du gaz de schiste. Peu après la publication de l’enquête, plusieurs maires de West Virginia rejetteront les programmes d’extraction de gaz de schiste sur leurs communes sous la pression des opposants qui ne s’étaient que peu fait entendre jusque là.

Le Times reste dans la famille

Les États-Unis semblent très inquiets de la santé du Times.

C’est marrant, il y a quelques années encore, les gens étaient en colère contre le Times pour certains articles et ils nous disaient ‘j’espère que le Times va mourir’. Mais aujourd’hui on nous souhaite surtout de survivre. Tout simplement parce que la disparition du Times réduirait de manière drastique l’accès du public à une information fiable et qui a nécessité une investigation malgré la pression d’organisations.

Bill Keller l’affirme, la Maison-Blanche, même si elle était républicaine, serait préoccupée de voir le Times disparaître. «L’effet se ferait surtout ressentir sur la politique locale. Sans une presse puissante, la corruption et l’incompétence peuvent être terribles. On le voit hélas déjà » s’inquiète Bill Keller.
La presse, et même le concurrent Wall Street Journal, est aussi anxieuse quant au futur du titre. Détenu, à l’instar du New York Times, par une famille depuis plusieurs générations, le Wall Street Journal doit en partie sa survie au rachat du titre par Rupert Murdoch en 2007. Le New York Times a, lui, toujours à sa tête un descendant de la famille Ochs-Sulzberger, et ce depuis 1896. Succédant à son père aux commandes du journal en 1997, Arthur Sulzberger Jr. a dû faire avec les nombreuses rumeurs prédisant la mort de son titre. Le New York Post, une des rares publications qui ne pleurerait peut-être pas la fin du Times, n’avait d’ailleurs pas hésité à dire tout le mal qu’il pensait d’Arthur Sulzberger Jr., peu après sa nomination. Quatorze ans plus tard, on ne peut que reconnaître sa réussite. Depuis sa prise de pouvoir, le journal a pourtant connu plusieurs grosses crises. D’abord de confiance lorsque le journal publie sans vérifier que l’Irak est en possession d’armes de destruction massives, comme l’avait annoncé la Maison-Blanche.

« Cette affaire a prouvé que les gens sont en colère quand nos informations sont erronées. Ils comptent sur nous pour dire la vérité. Alors imaginez si on disparaît », certifie Bill Keller. Crise de confiance donc, et également financière. Mais Arthur Sulzberger Jr. a su, parfois contre l’avis de ses journalistes, faire évoluer très rapidement le titre.  Première mesure, doubler le prix de l’édition papier, de 1 à 2$. Les lecteurs du Times connaissent le coût d’une information de qualité, et ils ne sont que très peu nombreux à avoir déserté le titre suite à cette augmentation.

Le payant a été payant

La vraie révolution du journal a eu lieu en mars 2011 avec la mise en place d’un abonnement payant donnant accès à un contenu illimité sur le site internet. Par deux fois déjà, le Times avait tenté de faire payer certains de ses articles. La méthode avait toujours échoué. Cette fois, la réussite est au-delà des attentes. Fin juin, soit un peu plus d’un mois après la mise en place du système, 224 000 personnes ont déjà souscrit au New York Times sur internet, et 57 000 sur Kindle. Même les plus sceptiques, « dont Felix Salmon de Reuters » tient à rappeler Bill Keller, reconnaissent le succès. Mais cette stratégie ne s’est pas faite en un jour et a parfois divisé la rédaction. Il y a eu un an de discussions avant de choisir ce modèle. Évidemment, il y avait des critiques articulés de certains journalistes qui étaient réticents. Des dissensions au sein de la rédaction parfaitement résumées dans le documentaire Page One par le journaliste média du Times David Carr quand il évoque son confrère Brian Stelter :

I still can’t get over the feeling that Brian Stelter was a robot assembled to destroy me.

Brian Stelter, recruté par le Times grâce à son blog et à son interaction permanente avec les réseaux sociaux s’étonne lui que certaines informations de l’édition papier ne soient ni sur le site du journal, ni sur Twitter. Cette compétition entre le site internet et la version papier a d’abord forcé le journal à ne plus dissocier deux rédactions dédiées chacune à un seul support. Mais face à la perte de vitesse du journal, ce sont finalement les journalistes qui ont pressé la direction de trouver un plan permettant de faire payer les lecteurs sur internet.

Mon cÅ“ur me disait qu’il fallait que notre site soit payant, mais ma tête me disait qu’on ne peut pas prendre le risque de construire un mur devant notre site.

D’où la méthode finalement choisie. Vingt articles gratuits par mois. Entre 15 et 30$ pour l’accès illimité selon le nombre de supports choisis (ordinateur, tablette ou téléphone). Le plan prévoit également que l’accès aux articles du Times par les blogs, par Facebook ou par d’autres sites internet est quant à lui gratuit. Le succès de cette formule pourrait inspirer les autres médias, désireux de faire payer leur contenu aux lecteurs assidus sans se couper des lecteurs occasionnels. «Nous avons enfin dépassé l’idée que ‘l’information est gratuite, assure Bill Keller. Mais on doit être sûr que le contenu est d’une qualité que l’on ne trouve nul part ailleurs gratuitement. »

Lui, qui a cédé son poste à Jill Abramson, très familière avec le journalisme numérique, assure que le Times a trouvé un fonctionnement pérenne. « D’abord, on met l’information sur le site dès qu’elle est vérifiée. Ensuite, on l’ajuste selon les derniers développements. Enfin, on ajoute les éléments d’analyse pour être complet sur la version papier. Mais ça nous arrive de retenir une information exclusive pour l’édition du matin pour que les gens qui achètent généreusement notre journal l’aient en premier ! ». Et pour l’avenir du Times, il se veut confiant. Le succès du site internet lui a apporté la preuve que la presse de qualité n’est pas morte. Bill Keller peut quitter son poste soulagé. L’empire Murdoch a été touché et le New York Times n’a pas été coulé.

Images Nightscream (Own work) [CC-BY-SA-3.0 (www.creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons, Marjory Collins [Public domain], via Wikimedia Commons et CC Flickr Paternité whiskeyandtears

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