Les rêveries de l’électeur solitaire

Le 20 avril 2012

Socrate convoqué au moment du vote. Et les rêveries chères à Rousseau élevées au rang de sagesse électorale. Veille de scrutin présidentiel oblige, la philosophie de la semaine cherche le sens de l'humanité dans l'isoloir. Avec pour petite ambition de savoir se déterminer dans le silence de ses propres passions. Le plus important des programmes.

Il importe donc qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. – Rousseau

Ce dimanche, des millions d’individualités se rendront dans ce que l’on appelle des isoloirs, pour mettre dans l’urne un bulletin de vote. Cela peut paraître étrange : pour que la vie politique avance, il faut agir tous ensemble, avions-nous vu précédemment, et il faudrait donc s’isoler ensuite pour manifester sa volonté de citoyen au moment du suffrage ! En fait, l’idée n’est pas du tout absurde.

Pour être citoyen faut-il donc s’isoler ? Certes pas en un premier sens : comment former son jugement, comment tisser des solidarités et surtout, comment dialoguer si l’on s’isole des autres ? Chacun peut faire aisément l’expérience qu’en parlant, en marchant, en agissant avec les autres, sa propre pensée s’exprime, se forme, se transforme, rencontre des contradictions qui imposent de nouvelles réflexions et de nouvelles actions. Rien n’est plus impuissant qu’un citoyen isolé des autres citoyens. Nous avions pu citer la belle phrase de Maurice Merleau-Ponty :

Notre rapport au vrai passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou bien ce n’est pas au vrai que nous allons.

Si la vérité politique se construit à plusieurs, alors l’isoloir est-il une invitation à lui tourner le dos ?

Certainement pas, si l’on conserve en mémoire bien des idées que nous avons pu croiser dans cette vingtaine de chroniques depuis quelques mois. Chacun pense à l’intérieur de soi, et du coup chacun croit que sa pensée est « personnelle ». Il n’en est rien :

Dans le cas précis d’une campagne électorale comme celle que nous venons de vivre, qui donc peut se flatter de réfléchir sans tenir aucun compte des sondages ?

Sans calculer ce que son vote au premier tour peut induire au second tour compte tenu des institutions telles qu’elles sont ?

Sans craindre que tel candidat soit élu, que tel autre soit battu ?

Que telle ou telle mesure précipite sa vie dans un enfer comme celui que l’on inflige à la Grèce ?

Que tel candidat (e) qui a notre préférence ait ou n’ait pas une chance de figure au second tour ?

Que tel ou tel danger qui menace la vie quotidienne à nos yeux, des attentats à la perte d’emploi en passant par la scolarité des enfants ?

Qui peut se vanter d’être imperméable aux stratégies médiatiques ou s’émanciper de toute croyance vis-à-vis des discours construits autour des tornades financières ?

Soyons honnête : personne.

Qui peut se flatter aussi de n’être en rien porteur des passions que nous intériorisons tous, tout au long de nos vies, dans la logique sociale qui nous enveloppe et nous construit à notre insu : passion de la richesse, passion du pouvoir, passion des honneurs, de l’amour-propre, de l’image de soi ? Autrui est omniprésent à l’intérieur de moi, je vis sous son regard, son influence, et parfois sa domination. Comment alors savoir ce que je veux, ce que je désire, ce que je juge meilleur pour moi, pour toute la société, pour toute la planète ? Qui peut prétendre voir clair en soi ?

L’antique invitation de Socrate, « connais-toi toi-même », ne sera jamais périmée. Si j’ai besoin de dialoguer et agir avec les autres, cela serait vain s’il fallait me perdre en eux, dans cette dictature du « on » qui nous surplombe et qui exige sans cesse de moi que j’ai l’esprit en éveil, que j’aiguise mon esprit critique, que j’accepte de changer. Ce n’est pas sans raison que Descartes par exemple s’isolait dans son bureau pour exercer le doute critique et construire une nouvelle pensée, à l’aube des Lumières.

Portrait de Jean-Jacques Rousseau par Allan Ramsay, Nationall Gallery of Scotland - Domaine public via Wikimedia Commons

Jean-Jacques Rousseau avait repris à son compte l’exigence socratique, en soulignant la difficulté extrême qui s’opposait à nos efforts, pour séparer clairement ce qui vient de soi et ce qui, en soi, fait parler et agir la culture de la société environnante. Pour lui, le citoyen doit penser et se déterminer « dans le silence de ses passions ». Comme le sage platonicien, comme Diogène, comme Epicure et Epictète, comme Descartes et Spinoza.

Face à toute question éthique ou politique, une foule de coutumes, de préjugés, d’erreurs communes tendent à imposer en nous des réponses que nous n’avons pas réfléchies. Les mécanismes sociaux, les intérêts particuliers qui nous poussent à toujours préférer nos inclinations au souci de justice commune, les passions liées à la richesse, au pouvoir, à l’image de soi, tout peut s’imposer à nos jugements. Avec la meilleure bonne foi concevable.

Bien sûr, c’est aussi grâce à ces tendances communes contradictoires que les révolutions unissent des foules, que des progrès sont imposés (comme l’affirmait Kant), que toutes les grandes choses de l’histoire sont réalisées (comme le remarquait Hegel). Mais c’est aussi par cette voie que des foules ont pu se fourvoyer et tourner le dos au progrès de l’idée de liberté, à l’égalité, à la fraternité. Il y a donc un moment décisif : celui qui nous place seul face à nous même, une fois enrichi par les débats, les discours, les lectures. À l’abri des tumultes de l’histoire en train de se faire, et des mécanismes institutionnels qui imposent des logiques sans rapport avec la raison et la justice.

Pour y parvenir, Rousseau ressentait le besoin de partir dans ses Rêveries de promeneur solitaire, comme il a titré l’une de ses œuvres. Seul, marchant dans la nature, tout à ses pensées, cherchant son jugement sincère dans l’enchevêtrement de ses contradictions intimes.

Faute de forêt ou de montagne à l’écart des débats électoraux, au moins devons-nous y songer très fort dans l’isoloir : quel est mon vrai désir, par delà les calculs, de quelle humanité ai-je l’envie, à quel avenir ma voix doit-elle contribuer ? Et si le progrès humain passait par des foules de citoyens jaloux de leur individualité ?

NB : Relire, bien sûr, les œuvres de Rousseau, Platon, Descartes, Spinoza, Kant, Hegel ou Merleau-Ponty évoquée plus haut. Vient de paraître aussi, aux éditions de La découverte, Démocratie précaire. Chroniques de la déraison d’Etat, d’Eric Fassin. Stimulant.


Texture par Essence of a dream/flickr (CC-by-nc) ; Portrait de Jean-Jacques Rousseau Allan Ramsay [Public domain], via Wikimedia Commons

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