La parole est d’argent public

Le 8 mars 2012

L'économie, l'argent, la monnaie : autant de thèmes au centre de la campagne présidentielle. Pour le philosophe Jean-Paul Jouary, l'argent est un phénomène politique et se doit d'être pensé comme tel.


Citation : “La monnaie est d’institution, non pas naturelle mais légale” – Aristote

Nous avons pris l’habitude, et considérons donc comme naturel, qu’une campagne électorale prenne la forme d’un combat autour de nombres renvoyant à des quantités d’argent : dépenses annoncées, recettes programmées, salaires promis, taux d’imposition modifiés, économies budgétaires projetées, investissements décidés, dette à réduire. Bref : en temps d’élection, la politique est parole et la parole est d’argent.

C’est dans l’imagination des rapports monnétaires que s’insinuent le fatalisme et l’espérance, l’accusation d’utopie et la prétention à être crédible, le sérieux et la démagogie, mais aussi le ressort intime qui pousse à voter pour qui, au-travers d’un argent escompté, sait répondre aux désirs de chacun. L’argent est ainsi devenu plus que jamais ce qui relie les grandes visions économiques et ce que chaque humain porte en lui de plus subjectif, craintif ou désirant. Au fond, l’argent présente cette double face, l’une totalement subjective et l’autre qui revendique une totale objectivité.

La monnaie avale ainsi l’économie et surplombe les espérances personnelles : l’expert peut alors venir, étaler son discours pseudo-scientifique et ruiner le champ proprement politique. Mais c’est alors au tour du politique de venir, de prendre à témoin les mêmes experts pour dire au citoyen que ses désirs doivent plier sous les vérités incontournables de la finance, et taxer de démagogie celles et ceux qui osent encore projeter de changer la vie sociale. Ainsi, c’est en naufrageant l’idée même de politique que la plupart des candidats font campagne électorale. Si la parole est d’argent, la politique est du chiffon.

Mais l’argent relève-t-il de l’économie lorsqu’on reconnaît qu’il peut se retourner contre l’économie réelle ? Et relève-t-il de la suprême espérance intime lorsqu’il n’est guère besoin d’être un philosophe stoïcien antique, mais qu’il suffit d’être un humain parmi les autres humains, pour savoir que si la misère rend le bonheur problématique, l’argent ne suffit jamais à en assurer l’accès ? Au fond, qu’est-ce que l’argent ? C’est peut-être la question la plus essentielle de notre époque, une fois assimilées les conceptions morales, religieuses, pragmatiques, économiques des siècles de réflexion qu’il a suscités.

Il se trouve qu’un livre vient de paraître qui me paraît poser cette question de la façon la plus originale et suggestive, peut-être aussi la plus profondément subversive, qu’on ait connues jusqu’alors : L’abstraction matérielle. L’argent au-delà de la morale et de l’économie. Les auteurs ? Une spécialiste des sciences économiques et sociales, Laurence Duchêne, et un philosophe, Pierre Zaoui.

On ne trouve dans ce livre rien qui puisse ressembler à ce slogan consensuel qui fleurit de nos jours, et qui appelle à “moraliser la vie financière”. L’argent semble il est vrai avoir partie liée à la morale : on parle trop de se “racheter”, de “devoir”, de “bilan”, de “payer” pour ignorer qu’il est une conception de la morale qui, comme l’avait bien vu Nietzsche, tient de l’échange pur et simple. Et ce n’est pas la logique du pari de Pascal qui le dément, en s’efforçant de calculer l’intérêt qu’il y a à être vertueux. Mais cette illusion est sans doute le complément obligé d’une autre illusion, qui voit dans l’argent un élément essentiel d’un processus économique objectif, scientifiquement analysable, hors d’atteinte donc de l’action humaine.

Ce que montrent les auteurs de ce livre, c’est que l’argent est justement d’essence politique et que, loin de représenter un phénomène pleinement objectif, son fonctionnement repose sur un ensemble de croyances, de sentiments, de confiance partagée. Et c’est ce lien entre le subjectif individuel et l’espace public qui en fait une chose d’essence politique.

Confiance : d’abord la monnaie fonctionne puisqu’elle fonctionne, comme une routine ancestrale ; ensuite elle est censée exprimer une certaine quantité d’or ; de plus, elle est garantie par une puissance souveraine ; enfin, on ne peut imaginer sérieusement que ceux qui organisent les flux monétaires puissent leur accorder une prééminence par rapport à la vie des humains. Cette confiance, qui “repose sur une croyance non explicitée”, “renvoie à une totalité supérieure aux individus”.

Et, de fait, l’argent est un phénomène produit par l’Etat. Aristote le savait déjà, qui écrivait il y a vingt-cinq siècle que la monnaieest d’institution, non pas naturelle mais légale et (…) il est en notre pouvoir, soit de la changer, soit de décréter qu’elle ne servira plus”. Et ce qui accrédite en Europe l’idée que les réalités monétaires ont cessé d’être à portée de décisions politiques, c’est le fait que la Banque centrale européenne par exemple soit réputée au-dessus des Etats, privée, gérée par des personnes censée extérieures aux engagements proprement politiques. Alors que sa création même est une décision politique, clairement engagée.

Dès lors les gouvernements qui sont engagés dans cette démarche, prennent le prétexte de ce processus décrété “objectif” pour inscrire la logique libérale qui y a présidé dans un pacte européen signé le 1er mars dernier, avec l’intention de l’inscrire dans la Constitution même des Etats concernés. Le tour est joué : une certaine politique devenue magiquement la seule possible, raisonnable, sûre, crée une sphère monétaire située au-delà des Etats, au-delà des débats, au-delà des espérances politiques, au point d’en exclure les enjeux hors du champ politique. Et pour démontrer expérimentalement la « vérité » de ce tour de passe-passe, on crucifie la Grèce afin de montrer ce qui menace quiconque envisagerait d’aller à l’encontre de cette « vérité ».

” C’est toute la politique qui est reversée du côté de la simple administration des corps et des âmes par les gouvernants “, soulignent Laurence Duchêne et Pierre Zaoui. Alors l’argent peut tout englober, si bien que la politique de l’argent ne peut plus être que la politique que l’argent produit spontanément, “atomisant les individus, en les réduisant au rang de simples particules exploitables puis jetables dans les vastes flux de la finance internationale “. Ainsi le thème même de l’impuissance du politique, que Lionel Jospin paya si durement en 2002, présuppose une véritable politique de l’impuissance, sur laquelle s’unissent tous les partisans des derniers traités européens.

Penser à tout cela en écoutant les discours de l’actuelle campagne présidentielle permet d’en décrypter les ressorts essentiels, les non-dits, les présupposés et les enjeux. Quand la parole est d’argent, le silence endort.

N.B : A lire de toute urgence, on l’aura deviné, L’abstraction matérielle. L’argent au-delà de la morale et de l’économie, de Laurence Duchêne, et Pierre Zaoui, paru aux éditions de La Découverte en 2012.


Illustration citation par Marion Boucharlat pour Owni /-)
Texture par Essence of a dream/flickr (CC-by-nc)

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